Avant que la femme ne devienne femme, pour reprendre l’expression de Simone de Beauvoir, il y a une autre créature. Avec Le Grand sommeil (2018) [The Big Sleep], l’auteure et metteure en scène Marion Siéfert livre un solo autour de cette entité. D’abord conçu pour être un duo co-interprété avec Jeanne, une pré-adolescente de onze ans, la législation sur le travail des enfants a modifié ces plans. La danseuse et chorégraphe Helena de Laurens reprend donc les deux rôles, adulte et enfant, pour un spectacle s’étant reformé autour de cette absence-présence. Longue, filiforme, avec une natte façon Pippi Langstrumpf [Fifi Brindacier], Le Grand sommeil offre un solo à la lisière du théâtre, de la performance et de la danse. Une pièce qui plonge dans ce que l’enfance a de borderline. Radicalité, brutalité, goût du bizarre et de l’obscène : l’enfance est à la fois un moment idéalisé et un moment de transgression.
Le Grand sommeil de Marion Siéfert : performance corrosive autour de l’enfance
En l’an 2000, le CAPC de Bordeaux avait organisé une exposition intitulée « Présumés innocents. L’art contemporain et l’enfance ». L’écho populaire et juridique rencontré par l’évènement avait été explosif. Comme si égratigner l’image du rapport que la culture occidentale entretient à l’enfance relevait du blasphème. Au-delà des Petites filles modèles (1858) de la Comtesse de Ségur, ou des Triplés de Nicole Lambert (1983 – en cours) : point de salut. Soient des anges ; soient des cas cliniques, des pervers polymorphes. Mais le rapport de la culture occidentale à l’enfance est bien plus trouble. Et c’est dans cette zone grise que navigue Le Grand sommeil. Là où il devait y avoir un duo co-créé par Marion Siéfert, Helena de Laurens et Jeanne, il reste un solo porté par Helena de Laurens. Qui endosse ainsi tous les rôles. Donnant naissance à une créature hors norme, ni adulte, ni enfant ; une Jeanne-Helena radioactive.
« L’enfant grande » : une étrange créature dans l’armée des petites filles modèles
Composant une figure à la fois monstrueuse et familière, l’ « enfant grande » explore ainsi son rapport au monde. Celui d’une pré-adolescente, dans un corps d’adulte. Qui raconte quelque chose de ce statut particulier des enfants au sein des institutions que sont la famille, l’art, l’État. L’humour est corrosif, la performance détonante. Alternant les voix, les gimmicks, les attitudes, Le Grand sommeil prend ainsi les traits d’un solo plutôt insolent. Tout en creusant la question des normes sociales et de la construction du soi, par l’art. Si l’on ne naît pas femme : quand et comment le devient-on ? Faut-il d’abord se couler dans le moule de la petite fille modèle pour pouvoir ensuite prétendre au titre de femme parfaite ? Bonne épouse, bonne mère, bonne grand-mère, tout ne commence-t-il pas par la bonne petite fille ? Excellente raison de desserrer, avec Le Grand sommeil, la camisole qui structure l’image idéale de l’enfance.