Chantal Akerman
Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide, titre provisoire juin 2004
Tout est parti du carnet de ma grand-mère. La seule chose qu’il nous reste, dit toujours ma mère.
Souvent je ressasse et je travaille autour du manque, du rien comme dit encore ma mère. Ici, j’ai travaillé avec ce qu’il nous reste. Pas grand-chose et pourtant tout un monde. Cela faisait des années que j’étais obsédée par ce carnet, ce tagenbuch qui commence par «je suis une femme ! donc je ne peux pas…» écrit en 1920 en polonais par une jeune fille de quinze ans dans un milieu juif et très orthodoxe, ma grand-mère, la mère de ma mère.
Ce carnet, on le retrouvera dans les trois parties de l’exposition.
Il en est le centre.
Il irrigue la première pièce et la dernière partie.
Il en est la nécessité aussi. Il est projeté sur un tulle qui laisse voir en transparence le fond, en arrière plan. Le fond qui est la seule partie de l’installation projetée sur du solide, un mur. Sinon tout se joue sur des transparences.
Le labyrinthe d’abord un espace trop grand pour nous, comme hanté par les mots qui nous emmènent en nous enveloppant avec eux jusqu’à lui, le carnet. Dans le noir et dans l’intimité. Mais cette fois dans un face à face.
Il cache à peine l’image de la mère et de la fille, ou si l’on veut, de la fille et de la petite-fille… La petite-fille qui demande à sa mère de lui traduire la première page du carnet de sa mère. La mère qui découvrira ce jour-là ce qui est projeté au centre de l’installation. Ce qu’elle-même avait écrit, en français quand elle était revenue de là -bas et qui s’adressait à sa mère qui n’était plus là et qui finissait par «protège-moi» et ce que ses deux filles encore petites ont ajouté à ce qu’elle avait ajouté aux derniers mots de sa mère.
Si, quand on monte, on repasse par le labyrinthe presque transparent, on trouvera sans doute les paroles échangées entre la mère et la fille, les mots du carnet et le lien secret qui court d’une projection à l’autre.
Chantal Akerman, Juin 2004