Le dispositif-Desgrandchamps fait fond sur une approche paradoxale du réel qui, tout à la fois, s’impose comme un écran frontal, constant et infranchissable, alors même qu’il n’est qu’un horizon fluide et indéterminé. Il est, à ce titre, très instructif de visionner le documentaire de la série «L’Art et la manière» présenté dans l’exposition, consacré à l’artiste. On y comprend comment le point de départ d’une de ses visions tient précisément à la construction de cet horizon de peinture, à la fois concret, définitif et indéterminé. Si bien que le premier paradoxe du dispositif-Desgrandchamps est celui d’un regard qui bouche solidement l’horizon sur de l’incertain.
L’artiste confirme le paradoxe en laissant flotter au-devant de ce décor sans repère des visions en drapeaux qui oscillent entre la femme-modèle à la toilette, le drap de bain métaphore de toile-empreinte à peindre, et le siège vacant de l’artiste-voyant. Véritables expressions de la concrétude des élans du désir de voir, de peindre et de jouir, ces visions sont pourtant accrochées sur l’horizon comme des oripeaux de désirs endeuillés, des membranes de souvenirs obscurcis. Si bien que le second paradoxe du dispositif-desgrandchamps consiste à désincarner le réel jusqu’à ce qu’il ne soit plus que ruine de mémoire.
Le dernier accrochage réserve une surprise qui ouvre ce premier dispositif duel. On note par exemple que si le modèle féminin conserve son autonomie distante, elle a pourtant abandonné sa neutralité sereine. De gouaches en toiles, une bacchanale se démultiplie en évoquant tout à la fois une danse joyeuse et la perte de contrôle de la folie. Cet abandon de la maîtrise répond encore à des propositions inédites que Marc Desgrandchamp met à l’œuvre dans le grand triptyque qui donne son titre à l’accrochage : «Guerre et paix». Jetant les bases de nouvelles règles dans le jeu des regards, le dispositif-Desgrandchamps s’enrichit ici d’un troisième genre plastique qui hésite entre le schéma synthétique signifiant, le coup de brosse expressionniste, et la tache matiériste. Entre l’horizon du monde et la figure féminine translucide, une ombre mate s’est glissée, qui évoque un corps gisant, mortellement atteint. D’autres mouvements de brosses suggèrent les membres disparates d’un second corps disloqué. Ces traces schématiques paraissent émerger d’une certitude nouvelle, de celle qui caractérise la puissance des cauchemars et qui permette de construire une transition consciente entre les deux univers jusqu’ici disjoints du dispositif-Desgrandchamps. Dans leur manifestation plastique même, toute d’opacité grise et de mémoire gestuelle, ces corps gisants et démembrés sont comme le retour affirmatif d’une épaisseur concrète de la peinture, qui vient tout à la fois dire la jouissance haptique du peindre et la mélancolie qui nourrit cette œuvre depuis ses origines. Si bien que, feuilletant l’incertitude du réel, la concrétude des visions et la dimension organique de la peinture, M. Desgrandchamps approfondit ici cet écran déceptif qui le caractérise et qui signe une certaine sensibilité visuelle contemporaine. Sans doute que la séduction opératoire de ce travail réside pour beaucoup dans cette esthétique disjonctive qui tient plus le regard du spectateur qu’il ne le construit.