En marge du sommet du G20 de Séoul, Nicolas Sarkozy a ainsi annoncé que la France s’apprêtait à restituer à la Corée les manuscrits qui y avaient été volés en 1867 par l’armée française ; manuscrits aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France. En 1993, dans des circonstances commerciales similaires, François Mitterrand avait pareillement exigé de la BnF la restitution de l’un de ces manuscrits, et aurait alors promis aux Coréens la remise de l’ensemble des 297 volumes pillés. Le fait qu’il n’existe aucune trace de cet engagement n’explique pas à lui seul l’ampleur de la protestation déclenchée par cette nouvelle annonce.
L’usage des collections nationales à des fins diplomatiques et commerciales ne met pas seulement en évidence l’inconséquence des décideurs politiques en matière de biens culturels, il met en péril le principe fondamental qui permet précisément à ces collections de ne pas être instrumentalisées : celui de leur inaliénabilité. Aucune Å“uvre recensée du patrimoine national ne peut être cédée, sous aucun motif et à aucun moment. Il n’y a guère que l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité à obéir, dans le champ juridique, à de si rigoureuses restrictions.
Seulement il y a la loi, et il y a l’esprit des lois. Ces manuscrits ont été volés, au nom de l’État français et par ses représentants, lesquels ont incendié, au cours du pillage de 1867, la Bibliothèque royale de Corée. Pour user d’un euphémisme en vogue, ces manuscrits sont des «biens mal acquis», qui tombent sous la protection de l’un des principes fondamentaux du droit international, celui de la souveraineté patrimoniale des États.
La Corée a pour elle et le droit international et son histoire nationale ; la France l’histoire de son droit national, dont les effets, en l’occurrence, sont internationaux. Face à ces principes, toute considération circonstancielle est nulle en droit, et ce qui est regrettable dans cette affaire, c’est que ce soit précisément une considération circonstancielle, en l’occurrence celle du commerce, qui réaffirme les principes du droit, fût-ce pour les instrumentaliser.
Si l’on en est arrivé à ce point de blocage aujourd’hui, au point du litige où deux droits d’égale valeur s’opposent, au point que le politique décide de trancher le litige sans consulter les parties concernées, c’est aussi que ces mêmes parties, en France, ont fait preuve d’une rigidité sans pareille, que les conservateurs français ont systématiquement refusé de prendre en compte les conditions d’acquisition des Å“uvres collectionnées, systématiquement refusé de tenir compte des aspirations légitimes, en termes de patrimoine, d’histoire et de mémoire, des peuples et des nations auprès desquels ces Å“uvres avaient été acquises.
Une Å“uvre volée, parfois d’ailleurs pour des motifs mercantiles et non seulement au nom de l’étude scientifique, n’accède pas à la virginité au moment où elle est enregistrée dans les collections d’un musée français. Ainsi entendu, le principe d’inaliénabilité est anti-historique, il nie l’histoire de l’Å“uvre comme l’universalisme dévoyé nie son origine. Cette façon de protéger l’Å“uvre ne relève plus alors de la conservation, mais de l’appropriation ; les Å“uvres devenant des biens rivaux parmi d’autres.
Pour preuve de cette intransigeance, certains professionnels arguent du contexte de nationalisme dans lequel ces demandes de restitutions sont formulées, comme si ce nationalisme délégitimait la demande d’une nation, comme si leur propre position était tout à fait dénuée de chauvinisme, ou de quelque condescendance.
L’argument qu’avancent par exemple certains conservateurs de la BnF, et qu’a repris dans son éditorial de La Tribune de l’art Didier Ryckner, argument selon lequel il existe des copies de «la plupart» de ces écrits est symptomatique de cet aveuglement. Car si la Corée permettait à la France de numériser ces manuscrits, comment la BnF pourrait-elle légitimement s’opposer à rendre les originaux qu’elle conserve ?
Sans cette raideur, les conservateurs ne se seraient sans doute pas fait déborder une nouvelle fois – impuissants – par le pouvoir politique. Il leur aurait suffi pour cela d’ouvrir le champ à la négociation, à une négociation entre scientifiques parvenant à un accord scientifique, et non de laisser ce champ inoccupé à la merci du politique, avec toute la brutalité qui caractérise ses façons d’agir.