PHOTO | INTERVIEW

Manuela Marques

PChristine André
@12 Jan 2008

Photographe et vidéaste, Manuela Marques conçoit des images marquées par l’ambiguïté. Plutôt que de chercher à restituer le réel, elle joue avec les zones d’ombre, les signes à peine perceptibles, les tensions. Elle réussit ainsi à dégager une présence accrue et inquiète des choses et oblige le spectateur à s’interroger sur ce qu’il voit.

Par Christine André

Christine André : Tu as en ce moment une exposition au Centre Photographique d’Ile-de-France. Peux-tu nous la présenter?
Manuela Marques : Elle comporte dix photographies prises entre 1997 et 2005 et deux vidéos. C’est une exposition importante car le lieu se prête parfaitement à l’interaction entre la photo et la vidéo. Lorsque j’expose dans des lieux plus petits, il y a toujours une part de frustration de ne pouvoir montrer que de petites parcelles de mon travail. Ici, j’ai pu avoir l’espace nécessaire pour qu’il se développe pleinement. J’ai pu tisser des fils entre chaque pièce montrée, ce qui permet une meilleure appréhension de ma démarche. Par exemple, la vidéo Situation 3, qui est projetée sur un des murs de la salle au milieu des photographies, a toute sa place dans l’espace de l’exposition. Elle n’est pas à l’écart, elle est totalement intégrée aux images qui l’entourent.
Il y a aussi cette installation vidéo interactive, Situation 5, qui est présentée dans une salle à part, et qui s’anime en fonction du déplacement des visiteurs. Elle est conçue comme une mise en situation de notre rapport à l’image, de notre rapport à la violence, de notre corps: comment se déplace-t-on dans cet espace? Que provoque-t-on comme image(s) possible(s)? Quel est le potentiel de violence engendré par les déplacements aléatoires de notre regard et de notre corps dans un espace donné? Cette pièce prend en compte notre responsabilité en tant que «voyeurs du monde» puisque c’est notre présence dans le lieu qui crée l’œuvre. La neutralité du visiteur et de son regard sont exclus.

Comment es-tu passée de la photo à la vidéo? Comment concilies-tu les deux médiums?
C’est un glissement plus qu’un passage, il n’y a pas eu de rupture. Je n’ai pas eu cette sensation radicale de passer d’un médium à l’autre. D’ailleurs, la première pièce vidéo en témoigne puisqu’elle montre une situation qui est très proche de celles que l’on trouve dans mes photographies. C’est une recherche sur le plus petit mouvement possible d’une main et sur la possibilité d’en extraire un maximum d’expressivité. C’est comme si tout d’un coup la photographie se mettait en mouvement d’une façon à peine perceptible pour se focaliser sur des tensions qui échappent généralement au regard.
Avec Situation 5, c’est autre chose. Il y a une véritable mise en scène de l’espace, ainsi qu’une prise en compte du lieu de diffusion. Pour que cette installation puisse exister, il faut des gens pour la regarder et la créer.

Dans tes vidéos, il y a une tension très forte, une violence diffuse, sourde.
Cette tension, qui est aussi présente dans mes photos, est un élément important dans mon travail. Les premières vidéos que j’ai réalisées se sont constituées autour de l’idée de «que voit-on quand on ne voit pas?», et «que ne voit-on pas quand on croit voir?».
Il y a des événements qui sont tellement rapides et fulgurants qu’on se demande si on les a vus ou pas, si ce ne sont pas seulement des images mentales. J’ai voulu retenir des bribes de choses que le regard a à peine eu le temps d’enregistrer, les capter, et restituer de cette très improbable captation de minuscules vérifications. Il y a dans cela une tension très forte, une tension musculaire, une tension du regard, une tension de la lumière. C’est cet état que j’essaie de mettre en évidence.

La matière, le corps sont très présents dans tes images. Quel regard portes-tu sur ce corps?
Je ne me suis jamais formulée les choses comme ça. Je ne sais pas si le corps est très présent. Je dirais plutôt que ce sont des corps, non pas déformés, mais photographiés ou filmés à un moment précis, à un moment où ils deviennent autres. Ils sont à la fois dans un état de tension et de relâchement, à tel point qu’on se demande où est passée l’énergie, où est passé ce qui fait la personne. Je dirais que plus que le corps, c’est ce qui le tend, ou ce qui ne le tend pas, qui m’intéresse. Je m’interroge sur ce qui fait que nous sommes des machines à vivre, à ressentir. Ce questionnement est une préoccupation constante dans mon travail.

Tu accordes beaucoup d’importance aux gestes.
Oui, effectivement, la gestuelle est importante. Ce qu’on développe autour de soi, en particulier par le geste, m’importe. Avec Situation 5, j’ai fait en sorte que l’on soit obligé de se mouvoir pour que la vidéo se mette en route. Si on reste statique, rien ne se produit, mais à partir du moment où on fait quelques pas, elle s’anime. Une fois qu’on a compris comment ça fonctionne, on peut entreprendre une chorégraphie dans l’espace qui dicte ce que l’on regarde, comment on le regarde, et qui crée un rapport particulier avec «le réel». Chaque personne trouve ainsi son modus vivendi, l’œuvre n’est jamais la même, tout comme notre rapport à la violence peut varier d’un individu à l’autre. La seule constante c’est que c’est nous qui activons le processus dans lequel nous sommes plongés. L’immobilité est bannie.

J’ai l’impression d’un rapport à l’espace très dense, fermé.
Je travaille sur des choses assez closes, ce qui peut provoquer une impression d’enfermement. Cette opacité de l’image interroge: que regarde-t-on, que se passe-t-il? Ce que l’on voit est-il vraiment ce que l’on regarde?
Elle induit aussi un questionnement sur mon travail, qui ne se dévoile pas complètement, qui ne se donne pas à voir globalement ou à comprendre d’un simple coup d’œil. Je crois que mes images sont assez carcérales, ce sont des prisons pour le regard. On ne sait pas trop où on est, et comme il n’y a pas de réponse possible, ou plutôt de réponses possibles, on est dans le doute, et le doute est une notion assez intolérable.

L’indétermination a beaucoup de place dans ton travail.
Cela va à l’encontre de la plupart des travaux photographiques que l’on voit actuellement. Il y a souvent une volonté de montrer, d’être dans le constat. On essaie de dévoiler le plus possible. Il y a une sorte de clarté trompeuse dans ce qu’on regarde, une espèce de regard globalisant sur le monde.
J’ai un regard plus flottant. Mes images n’apportent pas de réponses mais posent des questions. Comme je ne fais pas une déclinaison sérielle de mon travail, cela renforce cette zone d’indétermination. Je me nourris aussi de ça, de ces limbes photographiques et vidéos.

Quels sont les artistes, les démarches qui te touchent?
J’aime beaucoup Allan Sekula. Son travail me touche car lui non plus n’apporte pas de réponses. Il pose des questions, il a une démarche très ancrée dans le réel, politique, proche des préoccupations sociales mais qui ne tombe pas forcément dans le documentaire. Son travail est à la fois une prise en compte de la réalité et très fictionnel: je trouve merveilleuse la façon dont il arrive à prendre en compte tous ces paramètres dans son œuvre. Actuellement, c’est un des artistes qui m’intéresse le plus.

Quelle sera ton actualité dans les prochains mois?
Je participerai à la fin de l’année à une exposition à Amilly, dans le Loiret, dont le commissariat sera assuré par Jacques Py. L’année prochaine, j’exposerai à l’École des beaux-arts de Rouen, à la galerie Vermelho, à Sao Paulo, au Brésil, ainsi qu’à Paris, à la galerie Anne Barrault, à l’Institut Camœs et à la Fondation Gulbenkian. Un livre est en préparation aux éditions Marval. Il reprendra mes travaux antérieurs ainsi que des œuvres qui jusqu’à présent n’ont jamais été montrées. Sa sortie est prévue pour le printemps 2007.

English translation by Marion Ross

 

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