A l’entrée de la grande salle du centre Pompidou, un trésor est confié au spectateur: un petit livre édité chez P.O.L., intitulé The Pyre, part 1. Si l’on en croit la couverture, il a été écrit par le Fils. Ce texte devra attendre avant d’être lu —ou pas. L’obscurité baigne les fauteuils, entité intangible aux étranges pouvoirs: douceur apaisante après l’agitation de la ville, ou territoire de l’indicible et du cauchemar.
Avec Gisèle Vienne, la balance penche plutôt de ce côté-ci. Le trouble et l’effroi, les expériences-limites, le traumatisme, le mutisme sont les paysages qu’elle traverse. L’inconfort augmente si l’on ajoute à cela son goût pour l’hyperréalisme, le flou qui unit l’animé à l’inerte et sa collaboration de longue date avec Dennis Cooper —écrivain meurtri qui violente encore et encore l’enfance— ainsi qu’avec Stephen O’Malley et Peter Rehberg, groupe KTL, hérauts d’une musique atmosphérique rugueuse et invasive.
Pourtant, ce sont de douces étoiles filantes qui parcourent tout d’abord l’espace dissimulé. Anja Röttgerkamp s’éveille et se déploie comme une ballerine de cire, figurine gracieuse d’une boîte à musique effrayante, résidu d’enfance. Ancrée dans une tension rendue visible par la raideur des ses membres, elle se détache du sol-miroir avec une lenteur proche de la lourdeur barbiturique. Fantasme de blondeur au visage dissimulé.
L’érotisme, tendance violence sexuelle et pulsion de mort, n’est pas loin. Gisèle Vienne manipule la Danseuse, désarticule son corps lentement, dans un jeu de saccades mal assurées, au goût de fausseté. Le mouvement stroboscopique désincarne l’interprète fidèle qui résiste à peine et, gestes décomposés, devenue femme, se change en une poupée secouée, un mannequin bousculé, un fétiche.
Très vite, la sculpture lumineuse efface les étoiles filantes pour l’agressivité d’une boîte de nuit, section Tron de Lisberger. La science-fiction se fait science actuelle lorsque l’on apprend qu’un système de son extrêmement sophistiqué, le Spat, a été étoffé à l’Ircam pour cette création. Il permet de spatialiser les sorties et de diffuser un son extrait de la partition à partir d’un point précis de l’espace. Martelée par la musique, la Danseuse est aussi bercée par la présence spectrale d’un instrument invisible qui peut se matérialiser à tout moment.
Prises dans l’étau des vibrations de centaines de leds, soufflées par le débordement d’énergie lumineuse rouge, les secousses deviennent des spasmes et l’on sent, et l’on sait, que la poupée trop agitée va tenter de disparaître tandis que l’excitation nerveuse due à aux flashs lumineux augmente. Personnage mutique qui se consume lentement jusqu’à littéralement partir en fumée. Ce qui est refoulé, ce n’est pas exactement le texte, dissimulé dans l’ambiance ainsi construite, c’est plutôt la possibilité de dire ce qui advient, la narration elle-même.
L’inconscient est sans cesse sollicité, avec sa logique lewisienne et ses ombres portées. Metteuse en scène, marionnettiste, plasticienne, Gisèle Vienne a aussi des penchants philosophiques. Pour cette pièce, elle voulait convoquer Georges Bataille et sa théorie de la dépense improductive absolument nécessaire à l’art, sur le modèle des sacrifices rituels au soleil. De La Part maudite transparaît la décharge lumineuse, la déperdition énergétique d’un mouvement qui se voudrait extrêmement intense. Les intentions de cette danse sont claires: il s’agit d’une transe, du dernier combat d’une femme possédée, d’un épuisement désiré qui doit exciter et effrayer celui qui regarde. Pourtant, cela ne fonctionne pas tout à fait.
Lorsque la partie 3 se termine, arrive le Fils. Celui-là même qui aurait écrit le livre distribué. Il marche. Bassin cahotant sur la musique de Nick Drake, poète suicidé. Les leds s’affolent, la traversée est lente. Pré-adolescent vénéneux, il parcourt le tunnel et s’approche de la femme adulte. Les corps s’enlacent, s’étreignent, une gifle permet d’affirmer le refus de la sexualité avec l’enfant dont on sent, dont on sait, qu’elle a été imposée ailleurs, ce que confirme la première partie — le livre. La Danseuse s’affaisse tandis qu’un ectoplasme de fumée quitte son corps, confirmation d’une combustion froide et inéluctable.
Contrairement à l’implacable This Is How You Will Disappear, The Pyre résonne parfois à vide. Malgré l’efficacité du dispositif réalisé avec le vidéaste Robin Kobrynski qui parvient sans mal à créer un environnement instable et absorbant. Malgré les qualités incontestables d’Anja Röttgerkamp. Malgré la puissance sonore. Brusquement, la musique devient trop explicite. Les râles, les échos et les dislocations de la partition surlignent la chute convulsive et attendue.
Silence, respiration. La chute est consommée. La complexité du dispositif peine à entrer en résonance avec le corps de l’interprète, de la danseuse en présence effective. Un contretemps —sans doute destiné à participer au trouble— met une distance inappropriée entre les corps et les machines. La disparition Into The Void prend des airs de mascarade sans parvenir à maintenir le spectateur sur le fil du grotesque terrifiant.
«Le corps humain est susceptible d’être le médium de l’expression psychique tout en étant à la fois une construction mécanique et mathématique» (Oskar Sclemmer – Ballets mécaniques). Rare créatrice capable de creuser une voie au milieu de ces affirmations, Gisèle Vienne semble s’être laissé dévorer par le monstre créé pour la pièce. The Pyre parvient tout de même a entraîner certains de l’autre côté du tunnel, à leur faire toucher la fulgurance et la dépense, à agiter leurs influx nerveux. Un bûcher maquillé en feu d’artifices.