Boris Charmatz
Manger
«Chorégraphe et directeur du Musée de la danse, Boris Charmatz soumet la danse à des contraintes formelles qui redéfinissent le champ de ses possibilités: avec Manger, c’est le centre de gravité du mouvement qui se trouve déplacé; comment mouvoir le corps non à partir des yeux, des membres, mais de la bouche? Carrefour où se mélangent nourriture, voix, souffle, salive, la bouche est un lieu de circulation où le moi et l’altérité se rencontrent, s’échangent, s’ingèrent. En saisissant cette métaphore comme moteur chorégraphique, Boris Charmatz balise un champ de l’oralité, qui rayonne de bouche en bouche jusqu’à envahir tout l’espace. Dans ce mouvement continu d’ingestion surgissent des mélodies mastiquées, des sculptures de voix, de nourriture et de peaux, esquissant un horizon collectif et sensuel. À la frontière de l’installation mouvante et de l’objet sonore indéterminé, Manger est un «réel avalé», une utopie déglutie: une lente digestion du monde.» — Gilles Amalvi.
«Pièce d’envergure assurément, dans la lignée des précédentes, cette nouvelle création réunit quatorze interprètes. Entre la performance, individuelle et collective, et l’installation plastique, manger met les pieds dans le plat. «La question de la nourriture, du régime alimentaire, est constitutive de l’identité du danseur, de la façon dont il se façonne, dont il se prépare pour danser.» Boris Charmatz veut donner à voir ce qui travaille les corps et ce qui agit, alors, la danse. Écartons toute ambiguïté : Manger ce n’est pas La Grande Bouffe de Ferreri. Pas de noces pantagruéliques ici. Des feuilles de papier jonchent le sol, parsèment le plateau qui fourmille de présences. Elles seront aspirées, mâchouillées, broyées, avalées, régurgitées… Pages blanches sur lesquelles vient s’imprimer la trace des corps. Ce transit incessant produit un chant intérieur. S’ils incorporent, ils ex-corporent en sons, qui deviennent mélopée, et donnent la mesure de ces transformations. Les corps sont caisses de résonance de ces métamorphoses. Manger nous projette dans ces dérèglements progressifs et en cascades, au plus près de ce qui s’échange et change les corps, les couche au sol. «Les quatorze interprètes se remplissent à la fois des mouvements, de la nourriture, et d’une oralité, de paroles, de sons, de chants. Ce qui m’intéresse est plus de l’ordre de l’invisibilité: mettre dans la bouche, ingurgiter, faire disparaître, c’est presque de la magie. J’interroge un processus, non de méditation, mais de concentration sur ce qui se passe à l’intérieur de la danse et des organismes, quelque chose qui relève plutôt du body art au sens où on transforme le corps de l’intérieur.» À ce régime-là , le spectateur est pris aux tripes. Pourtant cette dégradation d’anatomies réduites à une mécanique physiologique, ces quasi-mutations, ne marquent aucun irrespect des corps. Plutôt la violence qui leur est faite. Manger s’inscrit entre ingérer, fait individuel, et consommer, fait social. «Cet acte relève d’un rapport au réel. On croit manger des chips devant la télé, mais en fait on est en train de digérer les nouvelles du monde. Et la danse a quelque chose à faire avec ce rapport d’incorporation, cette question de ce qui entre dans notre corps de gré ou de force, et nous construit » Âme et chair. Le plasticien Michel Journiac, figure emblématique de l’art corporel en France, n’a-t-il pas écrit que: «La société nous fabrique un corps»? — Raymond Paulet.