Présentation
Jean Clair
Malaise dans les musées
Jean Clair a contribué au rayonnement des collections de tableaux français depuis de nombreuses années. Mais aujourd’hui, il s’insurge avec férocité contre la faiblesse des politiques culturelles actuelles, friandes avant tout de monnayer leurs collections nationales contre des missiles — ce que le droit canonique avait appelé la simonie, cette volonté d’acheter ou de vendre un bien spirituel pour un prix temporel.
Cette dérive muséologique révèle avant tout une crise d’identité, un ennui ou une paresse fondamentale, une «acédie» que Jean Clair définit avec passion.
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Extrait
«Ce petit livre est né d’un désenchantement. J’ai passionnément aimé l’art. Je serais même tenté de voir dans sa délectation un besoin immédiat, une disposition innée, détachée des contingences de la naissance, du milieu social, de l’éducation. Il apparaîtrait dès qu’on a ouvert l’œil, il console de ce que Cioran appelait l’inconvénient d’être né. Il est ravissement pour l’œil dès les premiers regards, pareil à la veilleuse des petits enfants qui leur assure que le monde continue de vivre en leur absence.
Mon premier choc artistique n’avait-il pas été, à sept ou huit ans, causé par la copie faite de sa propre main par mon instituteur d’un tableau de Matisse, qu’il nous invitait, punaisée sur le tableau noir, à copier à notre tour ? On était en 47, ou 48 : peu de temps après la guerre, les livres, les cartes postales, les reproductions, les éditions d’art n’existaient pas encore. Tout était gris et sale et dépareillé dans cette petite école de banlieue. D’un coup, les violets et les verts du paysage de Matisse, la douceur incroyable de ses courbes m’entrèrent dans l’œil. J’ai passé ma vie à retrouver ce tableau, à rechercher la joie qu’à m’avait donnée.
Aujourd’hui, soixante ans plus tard, j’aime toujours l’art, et d’un souci plus jaloux, d’un Å“il plus attentif, d’une passion plus exigeante. Mais je fuis désormais les musées-emporium où je l’ai étudié. Je ne franchis plus avec plaisir que les seuils de ces lieux, de plus en plus rares, où la solitude, le silence et la lumière permettent encore de l’aimer — Bruxelles, Londres, Munich, Vienne… […]
De cette rencontre unique on garde le souvenir comme d’un premier amour dont on s’efforce de retrouver l’émotion. Mais les musées d’aujourd’hui la refusent, qui préfèrent l’amour en groupe, en général bruyant, et les transports de masse. On peut toujours, à New York, retourner voir le Metropolitan Museum. La fréquentation des grandes surfaces n’interdit pas la jouissance singulière des petits sanctuaires.
Plaisir élitiste. Pourquoi pas ? Les élites de nos jours ne font plus guère que survivre. Ne peut-on pas simplement les épargner ? Divertissement d’intellectuel, inaccessible au néophyte ? Mais non, ce plaisir de la découverte singulière, cette joie de la rencontre volontaire au bout de la route a toujours existé : les pèlerins qui partaient à Compostelle ou à Sainte-Foy-de-Conques, tous ces lieux pour lesquels tant d’œuvres aujourd’hui appelées « d’art » ont été faites, étaient des gens simples, qui voyageaient dans des conditions plus ardues que les nôtres. Ils y allaient pourtant. Faudrait-il donc, quand il s’agit de culture et non plus de culte, déployer moins d’efforts, débarquer en autobus climatisé, devenir nonchalants, et finalement indifférents, bruyants, vulgaires, avachis, pour croire admirer ces trésors ?
Ou bien serait-ce que, comparée à l’ancienne devotio moderna, l’admiration d’aujourd’hui, qui se croit d’autant plus grande qu’elle se veut « pure », « libre », « spontanée », vaudrait si peu de chose ? Un plat de lentilles ?»
L’auteur
Jean Clair a été conservateur au Centre Pompidou et directeur du musée Picasso. Il a également dirigé le centenaire de la Biennale de Venise et été le commissaire d’expositions internationales, notamment de «Mélancolie : Génie et folie en Occident», au Grand Palais, en 2005. Il a publié récemment chez Gallimard un Journal atrabilaire (2006), Lait noir de l’aube (2007) et Autoportrait au visage absent. Ecrits sur l’art (2008). Il vient d’être nommé à l’Académie française.Â