Catherine Francblin. Christine Macel et moi connaissons Malachi Farrell depuis un certain temps.
Je l’ai rencontré pour la première fois en 1994 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Malachi est né en 1970 à Dublin, a fait des études en France à Rouen, puis à la Rijksacademie d’Amsterdam, puis à l’Institut des Hautes études en arts plastiques à Paris, dirigées par Pontus Hulten.
Le travail de Malachi Farrell est donc selon moi placé sous le signe de la fidélité, celle de ses propres idées. Nous pouvons le constater, notamment par deux de ses récentes expositions: à Tours, P5, sur le thème de la guerre. «P5» désigne la note maximum que l’on peut obtenir si l’on est déclaré inapte à intégrer l’armée. Et d’autre part, une nouvelle installation présentée actuellement au Mac/Val. Œuvre produite pour le musée, La gégène, est consacrée à la torture pendant la guerre d’Algérie.
Malachi est donc fidèle à ses engagements et à son style. Par engagement, je ne fais pas référence à ses positions politiques, mais plutôt à une attitude face au monde: celle de quelqu’un qui a décidé d’affronter les questions sensibles de la société de son temps; de les affronter en tant qu’artiste, avec les moyens de l’art, mais sans hypocrisie, sans sournoiserie, en assumant totalement d’exposer un point de vue tranché, de défendre une position qui exclut l’ambivalence, ce qui est assez rare en ces temps de relativisme et de consensus.
Sa démarche, en ce sens, est aux antipodes du cynisme d’aujourd’hui, art qui selon moi, se satisfait de ce qu’il fait semblant de critiquer… Malachi est aussi fidèle à un style. Je fais référence ici à ses machines d’une extrême précision, à son langage direct, qui joue sur les émotions, mais sollicite aussi l’attention du spectateur par une infinité de détails.
Le titre donné à ce débat, L’Art à l’état vif, reprend celui d’un ouvrage du philosophe Richard Shusterman qui reconsidère la notion d’art à la lumière des arts populaires et de la culture des mass médias. On reviendra sur cette relation que Malachi tisse avec une certaine forme d’art populaire et avec les médias.
Dans l’immédiat, je voudrais lui céder la parole pour tenter de mieux comprendre quelles sont les sources de ce langage qui lui est propre. Quel type de formation as-tu reçu à Amsterdam? A-t-elle eu une influence et en quel sens? A quelles grandes figures te réfères-tu? Quelle influence a eu ta famille, ton père, tes frères…?
Malachi Farrell. J’ai étudié aux Beaux Arts comme beaucoup d’artistes. J’ai été aussi pendant longtemps assistant d’artistes, ce qui m’a permis de bénéficier d’un autre type de formation et de rencontrer des artistes de renoms.
En tant qu’étudiant, j’ai ainsi connu des conditions plus réelles du travail. Ayant travaillé avec des artistes appartenant au mouvement de l’Arte povera, j’ai ainsi compris leur pensée et le fonctionnement de leurs œuvres. J’ai travaillé par exemple avec Paolo Casolari. Son travail pluridisciplinaire faisait référence au temps, à la poésie, en utilisant des effets, des machines, des danseurs,…
Observer comment il jonglait avec tous ces ingrédients, et se rendre compte de la réalité du travail d’un artiste avaient pour moi un grand intérêt.
Nous sentons que tu as été très perceptible à tout ceci et que tu t’en es imprégné de manière très forte….
Malachi Farrell. Mon père étant artiste, j’ai grandi dans le milieu de l’art; plutôt traditionnel mais tout aussi engagé. Cependant, l’Arte povera relevait selon moi d’une autre école.
Il y régnait un dynamisme assez important. Mon cursus à l’Institut des Hautes Etudes m’a permis d’acquérir des connaissances strictement théoriques, avec la possibilité d’organiser des rencontres avec des personnes très importantes et fortement engagées dans l’art et la sociologie. J’ai étudié ensuite à la Rijksacademie: je suis passé du théorique à la pratique. Cela m’a permis de faire mes premières expositions, dont celle de 1994 au Musée d’Art moderne de la ville de Paris.
Christine, tu as suivi le travail de Malachi dès ses débuts, tu l’as exposé, tu as fait acheter certaines de ses œuvres par des institutions françaises. A quoi tient ton intérêt pour son travail?
Christine Macel. Lorsque l’on m’évoque le travail de Malachi, je pense au mot «Famille» au sens large.
La propre famille de Malachi a joué un rôle très important. Son père Mickaël Farrell, est un artiste irlandais, que j’ai découvert au FNAC, lorsque j’y étais conservateur. J’ai découvert aussi rapidement que Malachi avait eu une enfance particulière. Il a grandi à la Ruche à Montparnasse, au milieu des artistes qui y vivaient dans les années 70. Ce climat a influencé l’éducation de la famille Farrel. Ton frère Malachi, Seamus, est également artiste. Ton autre frère, appelé communément Docteur L, est producteur du groupe de musique, les Assassins.
Le concept de la famille au sens large s’explique par l’une de tes pièces, achetée pour le FNAC par Ange Leccia. Cette pièce est complètement anti-éthique par rapport aux travaux de la génération de l’époque qui évoluait dans une lignée conceptuelle, liée à la tradition autobiographique.
Malachi s’inscrivait au contraire dans une pratique de l’installation, avec une théâtralité spécifique à son travail, rejetée par les arts visuels plus ancrés dans le conceptuel. Il s’inscrivait aussi dans un concept lié à la culture populaire utilisée telle quelle et non portée en dérision.
Cette pièce se compose d’un socle, d’arbres qui tournent. De grosses cloisons cachaient de nombreux objets. Lorsque le public entre dans l’espace, un détecteur de présence enclenche une scénette d’une dizaine de minutes. Les trois arbres figés dans le sol tournent sur eux même et produisent des sons. Des cloisons expulsent de la fumée artificielle, de la sciure. Cette installation est effroyable à exposer. Elle fait un bruit abominable.
Malachi Farrell. Le bruit vient en fait de vraies machines à couper le bois, meuleuses, scies sauteuses. J’ai pris des objets d’origine pour obtenir le son que je souhaitais. Et il est vrai que la sciure du bois sort violemment du mur. Ces sons, mélangés à l’enregistrement de voix, posent la question de l’aliénation entre nous et la nature artificielle, l’industrie, la technologie, l’environnement et nous.
Christine Macel. Le sentiment était celui d’un grand chantier urbain, avec non pas une critique sociale pointée sur un fait spécifique mais la démonstration d’une grande violence sonore et visuelle.
Mais je reviens ici sur la notion de la famille. Nous avons présenté cette pièce au Magasin de Grenoble, avec l’aide de la société montée par Seamus Farrell, avec laquelle Malachi a travaillée et qui a collaboré avec des artistes connus comme Annette Messager, Sophie Calle, et de nombreux artistes de l’Arte Povera.
Ont été crée une proximité à la pratique mais aussi une part secrète de l’exposition. La nature même du travail de Malachi n’aurait pas pu exister ni sans ce soutien technique, ni sans une expérience «très pratique» de l’art. Les pièces utilisées par Malachi sont extrêmement complexes. Elles utilisent des technologies inventées par des militaires, pour la surveillance et le contrôle. Cette technologie, associée à un ordinateur programmé par Malachi, a permis de créer un vrai programme avec des possibilités aléatoires, et une interaction avec le public.
Malachi a également été beaucoup influencé par les recherches d’un laboratoire de Los Angeles, basé sur les techniques de survie. Il est donc très intéressant de voir comment Malachi a détourné des recherches technologiques contemporaines qui n’avaient rien avoir avec l’art.
J’ai été ensuite invitée à une triennale en Slovénie. Malachi y a produit une pièce, Nature Morte, aujourd’hui très connue car montrée depuis dans une dizaine d’expositions, et faisant partie des collections du MACVAL Cette pièce inspirée de l’histoire du couple américain Rosenberg, arrêté et exécuté pour avoir révélé des secrets atomiques au gouvernement russe durant la Guerre Froide, ne fait pas référence à une position politique, point important dans le travail de Malachi.
Ce n’est pas une œuvre que l’on contemple simplement, mais un environnement que l’on expérimente, dans une temporalité spécifique déclenchée par le spectateur. Cette pièce a connu un très grand succès à la triennale, même auprès d’un public moins familier à l’art. Les feuilles de lauriers présentes dans l’installation symbolisent Julius et Ethel Rosenberg, et font référence à l’Arte Povera.
Malachi Farrell. Les feuilles font aussi référence à des dessins datant du Moyen-âge, et représentant les veines des hommes comme des branches d’arbres. J’ai souhaité ainsi renforcer le côté moyenâgeux de la chaise électrique, présente dans l’installation.
Christine Macel. Dans cette pièce, un point très important de l’ordre du théorique: le positionnement esthétique de Malachi qui va au-delà de la question de goût. Il ne produit pas des pièces à la recherche d’un canon de beauté, ou du chic mais qui ont une dimension éthique. C’est ce que qu’on appelle un art à l’état vif. Cela se révèle par la pratique sociale et humaine que Malachi exerce autour de la pièce.
Lors de la production de pièce pour des expositions, Malachi emploie, sans le revendiquer ouvertement, des groupes de personnes qui viennent généralement de quartiers un peu difficiles. Malachi semble imprégné d’un acte naturel de conscience politique, et d’une absence totale par rapport à la considération d’une classe sociale. Cela explique le fait qu’il ait atteint un public très divers. Il fait souvent référence en effet aux spectacles de rue, aux arts populaires….
Je tenais enfin à signaler que je vis depuis plus de dix ans avec une pièce de Malachi, Papier Toilette. C’est une pièce très amusante: un rouleau de papiers toilette s’enroule et se déroule grâce à un mécanisme. Réalisée à Taiwan, elle soulevait la question du statut de la femme dans ce pays.
Je tiens à évoquer deux pièces que nous avons réalisées ensemble: Bubbles, tout d’abord, produite en 1994 pour Le printemps de Cahors. Malachi était alors étudiant à la Rijksacademie d’Amsterdam. L’installation se trouvait en extérieur dans un canal. Des bulles perçaient la surface de l’eau…
Malachi Farrell. J’avais entendu parler d’une expérience: lorsque les rivières sont polluées, la meilleure façon de sauver les poissons consiste à oxygéner l’eau. Des pompiers plongent des énormes tubes dans les eaux et envoient de l’air pour donc l’oxygéner.
Cette pièce soulevait la question: peut-on être une œuvre d’art sans que personne ne le sache? J’ai monté cette pièce en une nuit et observé par la suite la réaction des passants. Ces derniers ont été surpris, se sont demandés ce qui se passait. Des policiers ont cru à des échappements de gaz, et les oiseaux, à la présence de gros poissons. Une grande confusion régnait, alors que finalement je n’envoyais que de l’air. Cette pièce a donc suscité la notion de risque par rapport à l’environnement, et la notion de catastrophe.
Christine Macel. Installée à l’entrée de Cahors, cette pièce m’a frappée: assez discrète d’un point de vue formel, elle est en réalité très complexe à installer. Elle nécessitait un bateau pour plonger les tubes au milieu des canaux, mais aussi des briques, un compresseur à air relié à un ordinateur permettant de provoquer ces bulles.
Malachi Farrell. Je souhaitais également dessiner sur l’eau. Cela semble simple, mais j’ai du réaliser un programme qui provoquait différentes figures: des petites bulles envoyées rapidement faisaient penser à du champagne; l’envoi de bulles plus espacées dans le temps faisait effet «monstre du Loch Ness». J’ai ainsi pu répertorier chaque expérience et avancer dans mes recherches pour obtenir plusieurs types d’ambiances, et permettre à chaque fois une nouvelle lecture et de nouvelles visibilités.
Christine Macel. Je vais conclure par une pièce très différente plastiquement, achetée au FNAC en 2000.
Malachi Farrell. Cette pièce est totalement acoustique: elle produit elle-même son bruit. Elle se compose de plusieurs programmes.
Christine Macel. Cette pièce a, je trouve, une force très évidente. Je l’ai vu pour la première fois à Rennes dans un parking. Faire des expositions dans des lieux insolites est d’ailleurs une pratique typique de Malachi.
C’est une pièce très minimale par rapport à son travail en général. Elle évoque le corps d’un danseur qui produit un son, qui s’imprègne de la musique. Elle parle du contrôle de par la présence de dessins de corps dirigés par des cerveaux moteurs. Cette pièce faisait référence aux magasins vides en Irlande durant les conflits, mais également à l’assassinat d’Anouar El- Sadate au Caire.
Malachi Farrell. Cette pièce montre également le côté ballet et parade du monde militaire.
A présent, nous pouvons parler d’autres pièces assez importantes qui font d’ailleurs parties de collections publiques. Est-ce un choix, dans ton travail Malachi, cette relation avec les institutions publiques ?
Malachi Farrell. Cela compte beaucoup en effet. Selon les termes du projet, je suis extrêmement complice avec ce système. J’ai eu la chance d’évoluer dès mes débuts au Musée d’Art moderne par exemple, et d’entrer ainsi très tôt dans un terrain propice à l’adhésion d’un large public, dans un terrain de liberté, d’expérimentations réussies ou ratées. Se mettre en situation, risquer les choses sont pour moi très importants, car je trouve que nous ne sommes pas assez francs vis-à -vis du public.
Tes œuvres, comme par exemple Paparazzi de la collection du FNAC, sont très souvent montrées au public. Ce sont les buts des institutions et Malachi s’y investit à chaque fois pleinement pour qu’elles fonctionnent. Â
Malachi Farrell. Ne m’intéressant absolument pas à ce métier, je me suis peu à peu rendu compte qu’il existait une sorte de lien entre l’art et les paparazzis.
J’ai commencé à produire cette œuvre en 2000. Lors d’un vernissage, une artiste avait effectué une performance avec des paparazzis. Je n’avais pas apprécié leur attitude. L’idée m’est alors venue de produire une pièce ironisant toutes les situations d’exposition.
La pièce a été montrée en Corée. L’impact fut magnifique: 200 à 250 personnes de la mairie de Pusan, habillées de la même manière avec une rose à la main, se tenaient sur la moquette rouge face à Paparazzi, comme si ils étaient de véritables paparazzis et véritablement photographiés. J’ai ainsi découvert comment ils concevaient la société occidentale. La réponse du public par rapport aux œuvres qui, soit me motivent, soit me démotivent, importe beaucoup dans mon travail.
L’œuvre Hooliganisme est en relation avec les médias. Nous pourrions insister sur l’aspect politique, les positions par rapport aux grands problèmes de société (guerre, tortures, pollution…). Mais j’y vois plutôt une relecture de ce que disent et cachent les médias. Hooliganisme illustre l’exigence qui domine dans le travail de Malachi.
Malachi Farrell. Christine parlait tout à l’heure de ma famille. Il est vrai que j’ai été énormément influencé par la musique. Mais ma culture artistique rendait une lecture classique impossible. J’ai donc reproduis ceci à ma manière. Le mot «hooligan» signifie en gaëlique «mauvais comportement», ce qui n’a rien avoir avec le football.
Cette pièce a une relation avec le spectacle offert par la télévision: non seulement des personnes qui sont allées voir le spectacle ont perdu la vie, mais le match était retransmis à la télévision lorsque les tribunes se sont effondrées. Les organisateurs se sont posés la question: devaient-ils oui ou non arrêter le spectacle? Ils ont décidé de continuer. Nous sommes donc dans une situation où l’on voit le désir, la violence prendre le dessus sur la douleur, la souffrance…
Malachi Farrell. Hooliganisme a deux aspects. Les gens y voient d’abord une esthétique qui peut être rejetée, par la présence de bouteilles vides.
Mais j’ai également souhaité poser la question: aujourd’hui, que devons-nous rejeter, ou garder pour l’avenir de notre environnement? La pièce est en dépôt au MAC de Marseille et y est régulièrement exposée.
Un jeune m’a un jour posé la question: «J’adore le foot ! Mais est-ce que c’est pour ou c’est contre?» Ce moment de doute m’intéresse. Le mot «doute» est un excellent ingrédient pour mon travail. Hooliganisme a été acheté par La Caisse des dépôts, puis donnée au MAC Marseille. Donc elle possède sa propre vie; elle évolue. Comment cela va survivre dans le temps ?
Une de mes pièces, qui est au FRAC Corse, est basée sur une idée simple. Chaque poisson représente un pays. La pollution ne sera jamais une histoire de territoire. Le cauchemar de ce poisson sous perfusion soulève la question de survie dans ce type d’environnement, ainsi que des questions dont nous serons amenés à nous poser demain, et à résoudre.
Ta préoccupation envers l’environnement semble être un sujet important pour toi?
Malachi Farrell. Les gens considèrent souvent le fait qu’il est interdit d’aborder les questions de l’environnement, de l’écologie, lorsque l’on utilise la mécanique ou la technologie. En réalité, les animaux, les insectes, fonctionnement de manière technologique.
Les humains quant à eux, n’ont pas encore réussi à fabriquer cela «proprement». J’essaie ainsi, tel un chercheur, de trouver ce lien avec notre environnement. J’établis des signaux d’alarmes pour éveiller la sensibilité des gens.
Je souhaite, avec nos ingrédients d’aujourd’hui, montrer les ambiguïtés et les non-ambigüités, car nous sommes obligés dans notre société de «pousser» les choses au maximum pour qu’elles fonctionnent. Il est nécessaire de montrer tout de suite la «face lourde» de notre société qui est importante, et d’inciter à prendre une direction, même si ce n’est pas la bonne.
Il y a une sorte «d’hystérisassions» des problèmes dans ton travail: le fait de vivre dans un environnement de bruits permanents semble ici être amplifié. Tes œuvres sont certes basées sur des faits réels, mais tu y ajoutes des éléments fictifs pour rendre véritablement compte de la réalité de la violence. Fais-tu appel à la technologie comme un moyen d’amplification?
Malachi Farrell. C’est un véritable mode d’expression, un outil pour exprimer les choses… Aliéner, accumuler les sons et les éléments, de telle sorte à inciter le visiteur à venir voir la pièce plusieurs fois pour découvrir de nouveaux éléments, juger les détails plus ou moins importants.
Christine Macel. Cette pièce a marqué à mon sens, une évolution dans ton utilisation Malachi du son, comme un outil à grand spectacle. Cela avait été extrêmement bien réalisé, notamment avec le soutien de Docteur L. Tu es l’un des rares artistes à avoir réussi à maîtriser le son à la fois d’un point de vue technique mais également critique et ironique, permettant ainsi une lecture «comique» de la pièce.
Au black, représentant un atelier clandestin, a été présenté dans le cadre de l’exposition Dionysiac. Pourquoi as-tu décidé Christine d’y faire intervenir Malachi ?Â
Christine Macel. Le sujet de l’exposition s’articulait autour d’artistes qui se posaient la question sur la notion de l’excès de flux. Le dionysiaque symbolisant différentes formes d’excès, il s’agissait de les représenter et comment allait-on les limiter?
La stratégie de Malachi était de l’ordre du comique: cet atelier clandestin montant et descendant à toute vitesse, suggérait le côté anthropomorphique de l’objet. En contrôlant son installation avec son ordinateur, Malachi maîtrisait ainsi la temporalité des flux dans leur déroulement. La pièce a été très bien reçue, aussi bien par le public que par tous les conservateurs du musée, à tel point que le comité des conservateurs a décidé de l’acheter, la jugeant comme pièce majeure de l’héritage par exemple de Pontus Hultén.
Malachi Farrell. J’ai souhaité entrer dans cette exposition avec mon propre langage. La présence de nombreux ateliers clandestins dans le quartier de Beaubourg fait côtoyer la souffrance et l’art dans un secteur donné. Je souhaitais donc soulever la question: lorsque nous nous rendons compte de cette situation, comment la gérer?
Je souhaiterais vous commenter un extrait de l’Abécédaire du catalogue de Dionysiac dans lequel figure un texte de Malachi Farrell: «J’ai tellement peur des pouvoirs hiérarchisés, répressifs. Dans mon sentiment d’impuissance, je ne peux que m’en inspirer et les transformer, les contrôler pour un instant, avant qu’ils ne se déploient complètement. C’est surtout la résistance imaginaire qui m’intéresse.»
Par son discours, je pense que la position de Malachi est fondamentalement différente de celle de Thomas Hirschhorn. Les deux artistes se sentent concernés par les questions sociales et politiques, mais la résistance imaginaire, la dimension humoristique, de jeu, prônent dans le travail de Malachi Farrell. Thomas Hirshhorn prend au contraire les choses plus au sérieux, de manière plus traditionnelle. Malachi produit une mise en scène théâtrale, ludique. Ni personnage, ni corps réel n’interviennent: des feuillages remplacent les corps sur la chaise électrique de Nature morte; des bouteilles se battent dans Hooliganisme. Nous sommes loin de la représentation du réel, ce qui donne de la force à son travail. Il peut en effet dire les choses, sans entrer dans le mimétisme.
A Tours, le travail de Malachi évoquait particulièrement la guerre et la violence de l’armée, en réinventant d’une certaine manière le Monument aux morts, ainsi que la citation humoristique de genres existants.
Christine Macel. L’exposition du CCC de Tours était une des expositions personnelles les plus récentes de Malachi, à son retour des États-Unis.
Malachi Farrell. Pour cette exposition, lorsque le visiteur entrait dans mon espace, il voyait deux bottes qui descendaient du plafond et qui imitaient la marche des trois jours. Métaphoriquement, ces bottes sont P5, donc refusent et ratent leurs actions. Le son du morse mélange toutes les époques de guerres: 14-18, 39-45, etc… Puis douze bombes et un Monument aux morts français des guerres 14-18 et 39-45 symbolisent le Général Hartman qui salue ses petits soldats en leur disant: «Bandes de petits connards, vous allez tous devenir des machines à tuer!». Les bombes répondent «Oui chef!». Il existe deux possibilités de programmes: la version communiste et la version fasciste. Il existe aussi trois types de marches différentes.
Une plage à New-York, Coney Island, le grand «Disney world» local du XIXè siècle abrite une maison de recrutement de l’armée américaine. Il existe une version en inox à Union square, avec des écrans plasma où l’on voit des avions de guerre arriver.
J’ai souhaité au contraire montrer l’autre aspect, celui sans argent: aucune pub sur le panneau, des autocollants déchirés par les gens du quartier, une partie du bâtiment arrachée par un véhicule. Lorsque la pièce s’arrête, un marteau frappe sur la porte, pour inciter les gens à entrer dans cette cabine. Différents régiments (comme l’ONU, etc..) se mettent en route, sur une sorte de ballade classique. Lorsque les éléments se mettent en mouvement, un jeu d’ombre s’expose dans tout l’espace.
Christine Macel. Dans la dernière salle d’exposition, tu montrais également pour la première fois des dessins légèrement différents de ceux que tu effectuais pour tes projets d’installation.
Malachi Farrell. D’habitude pour chaque exposition, je n’ai jamais le temps de faire autre chose que de fabriquer des machines. J’ai souhaité ici me poser la question: qu’est-ce qu’un artiste? J’ai donc décidé de sortir du stress de la fabrication, de «visualiser» différemment deux heures par jour. Cela s’est résulté par des dessins journalistiques, avec l’idée de différents formats et supports: bois, éléments en 3D…
Cette exposition a fait prendre conscience chez certains visiteurs de la folie du monde.
Tes installations sont pour la plupart issues de faits réels que tu as vus, lus… Mais il me semble qu’elles sont des métaphores du monde actuel. Hooliganisme par exemple, est issu d’un fait réel mais représente aussi la métaphore d’un monde, d’une révélation, d’un sentiment de panique, qui nous empêche de vivre et qui devraient nous réveiller en permanence.
Malachi Farrell. Les pièces de Bruce Norman ont une violence assez extraordinaire. Je n’arriverai jamais à son niveau. Je ne veux pas entrer avec lui en compétition mais m’en inspirer. Chaque artiste doit pouvoir s’inspirer des autres artistes comme il le souhaite. Je ne me considère donc pas comme quelqu’un qui a inventé un esprit mais qui essaie de le soutenir.
Parles nous maintenant Malachi de ta pièce, La Gégène…
Malachi Farrell. Cette pièce fait référence aux droits de l’homme: ce sont des questions éthiques qui doivent être considérées de la même manière quelle que soit notre appartenance politique.
J’ai rencontré Henri Allègre, torturé pendant trois mois par l’armée française, évadé de prison en 1961, et ennemi public n°1 en France à cette époque. Il affirme en voyant La Gégène: «Malachi, tu as réussi à donner cette dimension d’électricité». J’ai eu l’honneur d’écouter l’histoire de cette personne. Ça a été pour moi une des journées les plus incroyables de ma vie.
Tu nous parles ici de la guerre d’Algérie. Tu es d’origine irlandaise… Nous parlions tout à l’heure d’une espèce de frénésie que tu mets en évidence dans ton travail, cet excès, cette surcharge d’événements qui ont lieu de manière concomitante… N’est-ce pas une sorte de mise en scène du capitalisme?
Malachi Farrell. J’avais sept ans et me trouvais en Irlande le jour de Sunday, bloody Sunday. Le lendemain, journée de deuil national, la plupart des habitants était habillé en noir, et avait sorti des drapeaux noirs. J’ai été bouleversé et le suis encore aujourd’hui. Loin d’être seulement une histoire de capitalisme, c’est aussi celle de nos sociétés.
Outre jouer avec les côtés granguignolesques, je pose des questions dans cette société de consommation, sur la notion de pouvoir à acquérir. Et qu’est-ce que la notion d’acquérir le pouvoir? Tout le monde veut avoir le pouvoir! C’est un concept des plus banals. Et lorsque je rencontre quelqu’un qui n’est pas intéressé par le pouvoir, je veux savoir de quoi il se nourrit …
Merci Malachi. Nous allons maintenant passer la parole au public.
Une personne du public. J’ai été un peu étonné lorsque vous affirmez M Farrell que les droits de l’homme relèvent d’une affaire universelle, qui est ni de droite, ni de gauche. S’imaginer que les artistes doivent être à gauche est typiquement français. Vous venez de démontrer justement avec toutes ces œuvres, que votre art est apolitique. Qu’en pensez-vous M Farrell s’il vous plaît? L’art est-il politique?
Malachi Farrell. Je vais rebondir sur une autre question qui se rapproche de la vôtre. Lorsque je suis arrivé au États-Unis, on m’a posé cette question: «Pourquoi en France, les artistes critiquent-ils l’État, alors qu’il leur achète des œuvres?».
Ayant fait de nombreuses expositions là -bas, j’ai souvent été confronté à cette polémique. Je leur ai finalement répondu que cela relevait d’un choix dans notre parcours. La notion de possibilités est nécessaire, car si la politique doit absolument tout fermer, nous ne pouvons plus rien faire.
Je crois que dans le travail même de l’art, ces questions sont les plus importantes. Tout ceci peut paraître ambigu, mais c’est un terrain que j’ai toujours voulu défendre.
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La question était «Ton art est-il apolitique ?». Je ne suis pas d’accord avec cela, car un art politique n’implique absolument pas le choix d’être de gauche ou de droite…
Malachi Farrell. Ma génération a longtemps cru le contraire. Puis, mon point de vue a évolué. Les bagarres politiques entre les artistes étaient d’ailleurs très actives et intéressantes à La Ruche.
Une personne du public. Vous avez parlé Christine Macel du fait de vivre avec une pièce de l’artiste Malachi Farrell. J’aimerais savoir en quoi cette pièce, Le Papier Toilette, fait référence selon vous Malachi à la femme?
Malachi Farrell. Cette pièce, exposée à Taiwan, est une chorégraphie de papier toilettes rose. La couleur rose n’existe ni à Taiwan, ni en Chine. J’ai souhaité évoquer le féminin, sachant qu’il est interdit là -bas d’avoir plus d’une fille. Je voulais suggérer une idée sans «donner un coup de poing dans la tête».
«Attaquer» les idées d’une société ayant une culture différente, directement avec notre propre langage et nos codes reste très agressif. Contrairement à ce que l’on pense, l’Art contemporain n’est pas encore un code universel. J’essaie donc pour le moment de trouver une autre solution, souvent humoristique, suggérée… Ici le papier toilette (le langage) suggère la fragilité.
Donc ce n’est pas une pièce technologique ?
Malachi Farrell. Toutes mes pièces le sont plus ou moins. Cette pièce a une chorégraphique dans le sens où le papier roule à des vitesses et séquences différentes. Elle a en quelque sorte sa propre vie….
Christine Macel. C’est comme un animal domestique que nous n’avons pas besoin de nourrir. Il faut juste changer le papier tous les cinq à six ans… Mais cette pièce est typique du travail de Malachi par cette opposition avec cette technologie sophistiquée et ce côté esthétiquement pauvre.
Malachi Farrell. C’est un point de vue important dans mon travail: ce n’est pas parce qu’une chose relève de la technique, qu’elle doit être de luxe.
Christine Macel. La chorégraphie de cette installation est aléatoire selon le détecteur de présence qui enregistre un certain nombre de mouvements des personnes dans la pièce. Le pièce est très belle mais génère une sorte de stress par le bruit de la machine: soit lent, doux ou très saccadé et absolument horrible.
Malachi Farrell. En allant un jour voir une de mes pièces exposée à l’ARC, j’ai rencontré des visiteurs qui étaient persuadés que la machine fonctionnait par l’incursion de leurs mains dans des trous. Cela était évidemment complètement faux mais je n’ai pas souhaité les contredire car je respecte ce pouvoir de décision. Changer son langage artistique amène les gens à devenir des «enfants». Chacun redécouvre son espace et son rapport avec ce dernier.
Tes pièces, sans cesse en mouvements, donnent l’impression d’un désordre absolu, alors qu’en réalité, tout est extrêmement calculé. Cela définit réellement ce que nous appelons «le grand art».
Une personne du public. Vous semblez être très apprécié par les institutions artistiques françaises. Est-ce qu’il en aurait été de même à Dublin ? Auriez-vous envisagé de vivre dans un autre pays que celui dans lequel vous vivez actuellement ?
Malachi Farrell. La France est le pays qui a acquis mes pièces mais l’Europe et les situations internationales ont contribué à la continuité de mon travail.
Si j’étais resté dans l’hexagone, j’aurais rapidement disparu. En vérité, dans un autre pays, mon travail n’aurait probablement pas pu se faire, tout simplement parce que je n’aurais pas pu acquérir certains matériels comme par exemple en Irlande qui n’est pas aussi industrialisé que la France. Beaucoup de personnes ne se rendent pas compte des possibilités matérielles qui existent en France.
Autre chose, contrairement à ce que je pensais, dans certains pays comme les États-Unis par exemple, cette forme de langage n’est pas encore considérée comme faisant partir de l’art.
Les institutions françaises acquièrent beaucoup de travaux de tous ordres. Il est très important que les pièces de Malachi fassent parties de ces acquisitions.
Christine Macel. Pour avoir travaillée dans plusieurs institutions, je tiens à préciser que Malachi est en fait apprécié par certaines personnes (minoritaires d’ailleurs) qui travaillent dans les institutions en question.
L’art de Malachi est au contraire encore marginal par rapport à l’art institutionnalisé. Lourdes à gérer, ses œuvres sont dans des institutions car elles seules peuvent prendre le risque d’investir dans ces installations complexes.
Un autre artiste par exemple, Paul McCarthy, est également «boudé» par les États-Unis, mais apprécié des institutions françaises. Il existe en fait une tradition en France: celle d’acquérir des pièces en dépit de leurs complexités. Par exemple, Beaubourg a récemment acquis une pièce de Michel François, composée de matériaux friables, obligeant ainsi des protocoles d’entretien.
Les musées ont été très souvent en décalage dans leurs collections par rapport à ce qui se passait à une époque donnée. Nous avons aujourd’hui des représentations tronquées de certains moments de l’histoire de l’art. Mais désormais, les institutions progressent et particulièrement en France. Si notre pays a de nombreux défauts, il a en revanche ce mérite.
Malachi Farrell. Nous sommes dans un système où l’on demande à des artistes de faire des biennales, d’occuper des espaces de 100 à parfois 1000 m2, donc de réaliser des choses parfois humainement impossibles.
Cela nécessite alors un travail de préparation très important, et permanent. Les priorités dans l’art institutionnel ont donc complètement changées aujourd’hui, demandant un certain investissement de la part des artistes sans lequel ils ne pourraient jamais répondre à toute demande. Les artistes sont considérés comme des «méga sociétés».