Chorégraphe engagée, Maguy Marin ne renonce pas à créer des pièces entrelaçant danse et politique. Non sous forme de propagande naïve, mais avec un artiste se refusant à être chassé de la cité. Et quand bien même l’époque serait à la satisfaction du rêve platonicien d’une polis sans poète, Maguy Marin continue de lier ouvertement art et politique. Sa dernière création, Ligne de crête (2018), se tient ainsi en équilibre entre deux versants. D’un côté la violence de l’institution lorsqu’elle dysfonctionne, broyant les individus au lieu de les soutenir. De l’autre la violence des êtres humains, avec leurs passions singulières. Et entre ces deux pentes abruptes, une fine ligne sur laquelle cheminer. Après la pièce Deux-Mille-Dix-Sept (2017), qui abordait le capitalisme le plus néolibéral sous l’angle de la dérive systémique, toujours sur le fil, Ligne de crête regarde du côté de l’individu. Dans sa boulimie consumériste.
Ligne de crête de Maguy Marin : quand la danse met en balance désir et voracité
Pièce pour six interprètes — Ulises Alvarez, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda —, Ligne de crête déploie un décor encombré. Un paysage bigarré, multicolore et plastifié, façon syndrome de Diogène. Ce trouble d’accumulation qui rend impossible le fait de jeter quoi que ce soit. Et retournant la boulimie cumulative de l’individu, Ligne de crête relance les dés du cynisme, à la Diogène de Sinope . Cette éthique du bonheur par la rigueur, la discipline et l’ascèse. En montrant une image dérangeante de l’avidité consumériste, par définition condamnée à la frustration. La pièce chorégraphique Ligne de crête s’appuie ainsi sur une question de l’économiste Frédéric Lordon « Où en est le désir des gens ? » Une mise en scène de la consommation exponentielle d’objets et de nourriture, dans une vaine quête de consolation. Pour apprendre à détricoter le conditionnement à se transformer soi-même en tonneau des Danaïdes.
Vacuité du trop-plein : un pas de deux entre Diogène et Frédéric Lordon
Pièce entière, Maguy Marin ne mâche ni les mots, ni les sons, ni les idées. Une scène encombrée, un son encombré (l’électro industrielle de Charlie Aubry), des couleurs saturées… En équilibre sur le fil de la catastrophe écologique, Ligne de crête donne à percevoir la bêtise de l’excès. Dans ce qu’il a de mortifère. S’il est compliqué, comme le note Frédéric Lordon, de trouver encore un espace pour « l’art engagé », il n’en reste pas moins qu’ « en face de l’art qui dit, il y a les choses en attente d’être dites ». Intime, le syndrome de Diogène passe souvent inaperçu car niché au creux du chez soi, de l’en-soi. Ici, c’est le bureau, le lieu de travail qui devient réceptacle de la compulsion d’accumulation. Une pièce chorégraphique âpre, qui rappellera la phrase de Chris Marker, dans Sans Soleil : « l’Histoire n’est amère qu’à ceux qui l’attendent sucrée ».