Interview
Par Pierre-Évariste Douaire
Comment en es-tu venue à créer une galerie d’art contemporain ?
Chaque galeriste est le résultat d’un parcours particulier. Pour tous les autres métiers, il existe des chemins — plus ou moins — tracés à l’avance. Pour être galeriste, il n’en existe pas. Par contre, ma mère est artiste et je connaissais ses galeristes, cela a constitué une première approche. La rencontre qui a été vraiment importante a été celle de Leo Castelli. Lors de la dédicace du livre écrit sur lui par Claude Berry, à la Fiac, j’ai été lui parler, j’avais quatorze ans. La galeriste allemande de ma mère me disait, que si je devais rencontrer une seule personne c’était bien lui. Avec l’innocence de ma jeunesse j’ai été voir ce vieux monsieur de quatre-vingt ans, et j’étais à mille lieux de m’imaginer qu’il était le pape de l’art contemporain. Très naï;vement je lui ai dis que je voulais être comme lui plus tard, que j’aimerais faire le même métier que lui. Cette petite conversation s’est prolongée en amitié. Le rapport que nous avions ensemble a été très important. J’allais souvent à New York et lors de mes visites, il me disait qu’il fallait commencer ce métier très jeune. Il regrettait de n’avoir commencé qu’à quarante et un ans, il se disait qu’il aurait pu accomplir beaucoup plus de choses s’il avait commencé plus tôt. Leo Castelli a été le déclencheur de ma vocation. Il m’a expliqué que ce métier était passionnant et qu’il fallait se lancer tout de suite. J’ai suivi son conseil et je me suis lancée.
L’aventure de ta galerie commence en 1991, comment se sont passés les débuts ?
J’ai réfléchi aux conseils de Leo pendant deux ans, et à dix-sept ans je me suis lancée. Le premier espace relevait plus de la bidouille que de la galerie. Il avait plus à voir avec une association loi de 1901 qu’avec un lieu classique consacré à l’art. C’était encore expérimental. Mes parents m’avaient imposé une seule condition qui était de poursuivre les meilleures études possibles. Ce qui m’importait à l’époque, c’était de présenter des artistes qui n’étaient pas très visibles. Cette première expérience m’a donné le goût de monter un projet plus abouti, plus professionnel. J’avais dans l’idée de monter une vraie galerie entre guillemets. La logique de cette entreprise m’amène dans le treizième arrondissement, à côté de la grande bibliothèque.
La galerie est de l’autre côté de la rue Louise Weiss. Est-ce un handicap ?
Aujourd’hui, ce ne l’est plus, mais il a fallu se différencier de la rue Louise Weiss. Le quartier de la Bibliothèque est un quartier d’avenir, mais au départ c’était un pari risqué. Au final, je suis contente d’être là où je suis. Je me serait sentie comme un parasite en allant me coller à un groupe de galeries qui étaient là avant moi et dont je ne fais pas partie. Je n’aurais pas été très fière de récupérer le bénéfice de ce qu’ils ont créé. Le succès que l’on rencontre ici n’est dû qu’à notre travail, nos vernissages sont pleins. Maintenant, il y a d’autres galeries qui s’ouvrent de nôtre côté. Je me suis attachée à l’évolution du quartier, j’ai l’impression d’être dans l’œil du cyclone en étant entre la bibliothèque et une nouvelle fac. C’est top, j’adore.
Tu es également professeur à Sciences Po, les deux activités sont-elles conciliables ?
Je passe seulement deux heures par semaine à Sciences Po. Cette activité est l’autre face d’un même travail qui consiste à sensibiliser le plus grand nombre à l’art contemporain et à la culture. La galerie et l’école sont les deux pôles sur lesquels j’interviens. Promouvoir, présenter de nouveaux artistes à des publics variés m’intéresse énormément. La découverte et la sensibilisation sont deux choses très excitantes. Comme galeriste, j’aurais pu choisir les arts du passé mais c’est beaucoup moins jouissif. J’aime croire qu’avec ce type de démarche on arrive à faire avancer, un tout petit peu, la création actuelle. C’est dans cette optique que j’interviens bénévolement au Cube, l’espace d’Issy-Les-Moulineaux.
Ton travail consiste à sensibiliser tous les publics à l’art contemporain.
J’aime les sensibiliser. En tant que galeriste, je pourrais ne pas m’y consacrer, mais c’est mon choix que d’être un relais avec le public. Dans la galerie, je ne m’adresse pas seulement aux collectionneurs, mais à tous les visiteurs. Nous sommes trois à la galerie et nous passons beaucoup de temps à expliquer les œuvres aux gens.
Est-ce dans ce même soucis que tu défends l’art urbain ?
Il m’est très important de défendre les nouvelles pratiques, que ce soit l’art urbain ou l’art numérique. Ce sont des arts qui ne sont pas encore très bien acceptés par le marché. Je n’ai pas envie non plus d’exposer un artiste très connu, de le piquer à la concurrence, ce n’est pas quelque chose qui me passionne, je préfère voyager et farfouiller partout pour dénicher des artistes que l’on a jamais vus. Quand cela se produit, c’est génial car les gens sont étonnés. Ils les découvrent et sont émerveillés.
Pour ces pratiques émergentes, considères-tu la galerie comme un espace de légitimation ?
Les galeries d’art apportent toujours de la crédibilité aux nouveaux courants. Elles sont l’un des maillons de la légitimation des artistes.
Est-ce que la galerie est une machine au service des artistes ?
Tout à fait. Nous sommes au service des artistes, d’ailleurs ma mère me dis souvent qu’une galerie n’est rien sans ses artistes. C’est massif comme argument, mais c’est aussi très vrai. Notre contrat vis-à -vis d’eux est écrit ou moral, mais il nous impose un engagement qui consiste à les défendre et à aller dans la direction qu’ils veulent prendre. Notre rôle consiste à les accompagner. Ils ont tous des envies différentes. Ils ne rêvent pas tous de la même chose, ils ne veulent pas tous exposer à Frize par exemple. Dans ce contexte, nous devons prendre en compte leurs motivations. Ce travail nous tient particulièrement à cœur, j’aime dire que l’on représente les artistes. Tous les jours, nous sommes en contact avec eux par mails et par téléphone pour avoir des nouvelles régulièrement. On ne travaille pas ensemble seulement pour faire une expo dans la galerie, cela va beaucoup plus loin.
Comment choisis-tu les artistes ?
C’est comme une histoire d’amour. A long terme, la relation ne peut pas être unilatérale. Les rencontres sont souvent informelles, elles fonctionnent souvent par recommandation. Des critiques, des commissaires d’exposition me parlent des gens qu’ils connaissent. Au bout d’un moment, c’est tout un petit réseau qui se met en place. Une seule chose ne fonctionne pas très bien : les candidatures spontanées. Il y en a énormément, je les regarde pour me tenir au courant, mais dans 99,99% des cas ce qui est proposé ne correspond pas à ce que nous exposons. Par contre, ce qui marche très bien ce sont les réseaux que les artistes entretiennent entre eux. A partir d’un artiste, tu te retrouves en contact avec ses amis et les artistes avec lesquels il a exposé. Toutes ces rencontres sont des histoires d’amour.
Le hasard préside ces destinées.
Ces rencontres sont toujours informelles, mais il ne faut pas oublier que nous sommes des têtes chercheuses dans notre travail et qu’à la fin du compte, tous ces hasards sont légèrement provoqués. Je n’arrête pas de voyager et j’en profite pour rechercher, en permanence, de nouveaux artistes.
N’es-tu pas arrivée à un stade où il y a assez d’artistes dans la galerie ?
Je collabore avec vingt artistes. La logique d’exposition impose de faire des choix. L’exposition de l’un se fait au détriment de l’autre. La découverte d’un nouvel artiste signifie qu’un autre va être moins présenté, mais cela fait partie des histoires que nous entretenons entre nous. D’un autre côté, il arrive que certains artistes décident de partir une année pour voyager et travailler à l’étranger. Comme ils me demandent moins de services, cela me permet de donner sa chance à un nouveau venu. Actuellement m’occuper d’une vingtaine d’artistes est le seuil de ma compétence et de mes moyens matériels.
Je vois, de temps en temps, des artistes ayant exposé chez toi aller ailleurs.
On ne fait jamais rien tout seul. Avec Kitchen 93, on collabore souvent, on appartient au même réseau — à la différence qu’elle se place plus comme un éditeur. A chaque livre qu’elle produit, elle en profit e pour faire une expo. Ce même réseau est activé pour promouvoir des artistes en région et à l’étranger. Un autre cas de figure existe, il s’agit des artistes qui n’éprouvent pas le besoin d’être uniquement représentés par une seule galerie. Avec eux, il faut avoir l’intelligence de les comprendre et de les accompagner chez les autres.
Cela ne va pas sans poser de problèmes ?
Non, pas du tout. Pour mes artistes qui exposent dans d’autres galeries parisiennes, je leur envoie mes clients sans pour autant le clamer sur tous les toits. Je suis là pour montrer au maximum les artistes que j’aime, que ce soit chez moi ou chez les autres. S’ils sont bien vus, tant mieux. D’un autre côté, je ne peux pas saturer la galerie avec un seul artiste, un seul genre, donc c’est très bien qu’ils exposent ailleurs. Moi-même, j’encourage les artistes à exposer. Je prends des pièces que je vais exposer à Miami par exemple. L’exclusivité n’est pas pensable, l’artiste n’est pas une chose que l’on s’accapare.
Il y a des galeries qui imposent des contrats d’exclusivité.
Oui, il y en a. Cela dépend du service que tu leur rends. Nous ne donnons pas tous les moyens à nos artistes, ce qui veut dire qu’en retour nous ne pouvons pas tout leur demander. Comme on peut pas tout leur donner, qu’une autre galerie vienne compléter le service est une chance pour nous et pour l’artiste. Mais tout cela dépend du désir des artistes. Certains préfèrent rester libres de leurs mouvements, d’autres sont attachés à n’avoir qu’un seul interlocuteur. Notre rôle d’accompagnateur consiste à proposer un service sur-mesure. On ne pourrait pas s’occuper de plus de vingt artistes car, à chaque fois, il faut s’adapter à leurs désirs.
En quoi consiste les aides, les services que tu leur proposes ?
Il faut d’abord que les artistes estiment appartenir à la même structure. A l’intérieur de la galerie, ils ont la possibilité de travailler ensemble. Des collaborations voient le jour, et c’est très bien car nous faisons partie du même groupe, de la même équipe. La galerie est là pour fédérer cette équipe. Deuxièmement, nous faisons tout un travail de soutien et de conseil. On accompagne les artistes au quotidien — pas seulement pour l’accrochage à la galerie. On est très présent pour les soutenir hors des murs. En troisième point, on est là pour amener de nouvelles idées, pour apporter des projets et pour les défendre. On assure la communication presse, on regarde de très près les concours et les éventuels partenariats. L’artiste n’est pas là pour se promouvoir, c’est le rôle de la galerie. Grâce à nos réseaux, on est au courant des bons plans qui peuvent les intéresser. On les aide également à trouver des moyens de production, parce que ce n’est pas facile. Il faut les encourager et, en dernier lieu, les aider à monter l’exposition et in fine vendre l’œuvre, car cela permet à l’artiste de vivre de son travail. Je suis très contente si mes artistes peuvent se consacrer totalement à leur art et en vivre.
Dans la galerie, il y a beaucoup de duos qui se forment spontanément.
Oui, j’aime beaucoup quand les artistes travaillent ensemble. Aujourd’hui, Shepard Fairey et Darek fusionnent littéralement leurs pratiques pour faire des objets à quatre mains. Entre eux, ils se rendent des services. Ce type de fonctionnement est très sain car il leur permet de rompre la solitude de l’atelier dans lequel est plongé tout artiste.
La galerie s’impose-t-elle une ligne de conduite dans ses choix ?
J’ai jamais voulu parler de ligne, même si le mot a été très à la mode. Cela enferme l’art contemporain dans quelque chose de très étroit alors qu’il est par définition très mouvant. En revanche, il y a des artistes que j’ai envie de suivre. Mon choix est très éclectique. L’art urbain me fait vibrer depuis mon adolescence, l’art numérique me passionne pour d’autres raisons. Après ces deux grandes tendances, il y a des individualités et des travaux qui m’intéressent. Si j’avais plus de temps, je me consacrerais peut-être à écrire sur le sujet. J’ai toujours considéré mon travail et mes choix comme étant très militants. J’ai toujours voulu dire aux gens : «regarder ces artistes, ils sont formidables». L’art urbain a été le déclencheur, mais je n’ai jamais voulu en faire une exclusivité car je serais tombée dans un ghetto. Je trouvais dommage que les fresques murales ne soient pas considérées comme de l’art et c’est pour cela que j’ai commencé. J’ai toujours voulu démontrer aux gens que ces fresques étaient importantes.
Justement, comment justifier le passage de cet art d’extérieur à l’intérieur d’une galerie ?
Ces deux activités sont complémentaires. Parler de passage implique dès le départ qu’il y a un avant et un après. Pour ma part, je fais une distinction entre ceux qui se revendiquent comme non-artistes et ceux qui veulent avoir une démarche artistique. Parmi ces derniers, il y en a qui sont meilleurs à l’intérieur qu’à l’extérieur et inversement. Mais dans tous les cas, le travail n’est pas le même quand il est exécuté dans la rue ou pour un collectionneur. Dans le premier cas, l’efficacité sera privilégiée au détriment de la finition. Pour une œuvre sur papier, le même artiste va pouvoir se laisser aller à la minutie qui lui fait défaut dehors. La rapidité de son geste, l’automatisme que lui impose la dangerosité de la rue est abandonné au profit d’une méticulosité d’orfèvre.
Pour moi, cette question entre l’intérieur et l’extérieur se pose depuis le Land Art.
Ce que tu dis est un bon parallèle : un artiste comme James Turell est à l’aise dans les deux cas de figure. Il parvient à créer de l’émotion n’importe où, mais cette facilité n’est pas donnée à tous les artistes. La problématique que tu évoques n’est pas propre à l’art urbain, j’ai les mêmes soucis avec l’art numérique. A chaque fois, je me demande comment je vais présenter les œuvres. Montrer ce type de création est très difficile car il faut absolument le rendre accessible, il faut qu’il soit intelligible et ce n’est pas évident.
Quel est le profil de tes collectionneurs ?
Il y en a plusieurs. J’ai commencé avec des gens modestes qui réglaient en douze fois. Après avoir exposé des œuvres pas chères, fait des salons et m’être associée à des galeries étrangères, j’ai accédé à d’autres types de collectionneurs. L’éventail va du collectionneur modeste — qui s’intéresse à l’art et fait l’effort de mettre un peu de sous de côté pour acheter — au très grand collectionneur qui construit son musée privé.
S’intéressent-ils à un domaine de l’art en particulier, comme l’art urbain ou l’art numérique ?
Par mes études, je rencontre des gens qui ne sont pas du tout dans le monde l’art et à qui j’essaie d’inoculer le virus. Ensuite, il y a des gens qui s’intéressent très précisément à l’art urbain, à l’art numérique, ou à la photographie très architecturée que je propose. Ceux-là sont des connaisseurs avec qui nous travaillons en équipe. Ils viennent très souvent nous voir pour savoir si nous avons de nouvelles pièces. Ils font partie de l’équipe, je leur présente les artistes et nous travaillons ensemble. Troisièmement, il y a des gens qui collectionnent autre chose et qui achètent chez nous par coup de cœur. Je pense à ce monsieur féru de mobilier du 18ème siècle qui a acheté un très grand Miss Van et qui l’a accroché au-dessus d’une commode d’époque. Je trouve ça génial.
C’est important de proposer des articles symboliquement très abordables comme les stickers pour donner aux gens l’envie d’acheter ?
Il y a beaucoup de gens qui aimeraient posséder et qui ne le peuvent pas. Moi-même, j’ai été dans ce cas et je me suis toujours dit qu’il fallait proposer au moins quelque chose en dessous de dix euros. Cela permet de prolonger le plaisir. La série limitée est importante car elle permet de personnaliser l’achat. La qualité doit être au rendez-vous et il ne faut pas non plus proposer une offre trop importante, il faut rester dans une juste limite. Quand on parvient à avoir des partenaires pour les vernissages, on essaie toujours de faire des stickers ou des tee-shirts que l’on donne aux gens pour qu’ils soient contents. On réalise des badges, des tee-shirts, des sucettes. Dans la moitié des cas, tout le monde peut repartir avec quelque chose.
Comment va évoluer la galerie dans le futur ?
La galerie ne peut pas rester comme ça, ce n’est pas possible, cela ne fait pas partie de mon tempérament. Je bouge tout le temps et j’en veux toujours plus. Je suis toujours à la recherche d’autre chose. Avant de rencontrer Castelli je voulais exercer tous les métiers, être galeriste c’est pouvoir réaliser ce rêve et pouvoir faire plein de choses à la fois. Pour l’instant, j’ai envie de faire plein d’expos hors-les-murs pour valoriser au maximum les artistes de la galerie et montrer de l’art à un maximum de gens.