Les interprètes de Madame Plaza, quatre chanteuses de cabaret appartenant à différentes générations – les Aïtas −, ne sont pas venues jusqu’à nous par la voie toute tracée des auditions. Bouchra Ouizguen est allée elle-même les chercher, au prix d’un périple de deux ans à travers le Maroc, pour les extirper de leur quotidien festif, saturé de banquets et de mariages. Celui là qui use le corps et l’âme mais élève à une liberté rare.
Car ses femmes, dont la voix est au service de la fête, ont un statut singulier. Tantôt admirées tantôt méprisées, souvent reniées par leur famille pour avoir fait le choix du spectacle, elles perdent en réputation ce qu’elles gagnent en autonomie. Libres de disposer de leur image, de s’exprimer par le chant et la danse sur l’amour et la poésie, elles subissent en retour la condamnation des leurs, victimes d’une moralité édictée par les hommes, eux-mêmes englués dans leurs contradictions entre une vision strictement idéelle de la femme – d’abord épouse et mère – et cette attirance sensuelle qui les fait succomber à la tentation du regard. Une ambivalence que l’on retrouve à l’échelle de ce Maroc très conservateur en apparence mais qui dissimule ses « vices » derrière les vitres fumées des bars de nuit.
Les corps, dans Madame Plaza, incarnent avec la plus grande justesse cette réalité et ses ambiguïtés. De la pesanteur des débuts − où la paresse des déplacements, comme écrasés par la chaleur et le silence, suggère le poids des conventions sociales – à ces explosions vitales et désordonnées, sauts ou rotations qui disent la puissance du libre-arbitre et la vigueur des minorités. Le décor lui-même, salon à la marocaine imprégné de torpeur dans les premières minutes de la pièce, se dynamise au bon vouloir des interprètes, s’essayant même à la verticalité, mur ou barrière, pour finir par se recomposer à une échelle plus intime, rapprochant les aïtas entre elles et les liant définitivement au public.
Peut-être à l’image de ce long préambule, où les quatre femmes, assises ou à demi-couchées sur des canapés dont elles épousent langoureusement les courbes, cherchent une position confortable (en vain), la femme marocaine doit encore trouver sa place. Peut-être encore par ce travestissement en homme (mac ou touriste), elles s’affirment comme les victimes d’un univers de préjugés masculins et d’une exploitation mercantile. Mais au-delà des considérations sociales et féministes, ce gynécée insolite parle de l’amour, des rapports homme-femme, du machisme, de la séduction et des peines de cœur, avec humour et érotisme (celui de ces corps plantureux et matures, menacés d’existence par les canons de beauté occidentaux).
Ainsi, malgré une actualité très marquée par la question du voile et la « Journée de la femme » qui suit de peu la première du spectacle au Centre Pompidou, Madame Plaza ne nous enferme pas dans une réflexion exclusivement politique mais nous offre, par la force d’une voix et d’un geste, et plus encore qu’une simple leçon de tolérance, un moment véritablement partagé, une conversation intime, humaine, drôle.
Assises au plus près du bord de la scène, comme pour un conciliabule familial, les aïtas semblent s’adresser directement au public par la force de leur présence. Une présence qui s’infiltre en nous, et métisse nos corps aux leurs.
— Chorégraphie: Bouchra Ouizguen
— Interprètes et chants: Fatima El Hanna, Fatima Aït Ben Hmad, Naïma Sahmoud, Bouchra Ouizguen
— Musiques: Ahat de Youssef El Mejjad, Akegarasu de Shin-Nai
— Lumières et régie lumières: Yves Godin
— Costumes: Nouredine Amir
— Consultant production: Michel Laurent