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Mac/Val. Alexia Fabre

Les cinq ans du Mac/Val sont l’occasion de revenir, avec sa directrice Alexia Fabre, sur les enjeux d’un musée d’art contemporain. Comment jongler entre l’histoire et le présent? Comment s’adresser au public? Comment conserver des œuvres qui n’ont pas été pensées pour l’être?

Elisa Fedeli. On fête aujourd’hui les cinq ans du Mac/Val. Pouvez-vous rappeler les enjeux propres à ce musée, implanté dans la banlieue à Vitry-sur-Seine, et les actions originales qu’il a su mettre en œuvre pour conquérir le public auquel il s’adresse?
Alexia Fabre. Quand la décision politique de créer un musée à Vitry-sur-Seine a été prise, l’intention était de proposer une rencontre avec l’art à ce qui n’était pas à l’origine un public, mais une population en difficultés techniques, économiques ou culturelles et qui n’avait pas cette démarche d’aller vers la création contemporaine. C’est la raison d’être du Mac/Val, ce qui fait son inscription dans le territoire, sa force et aussi par moments son talon d’Achille.
Nous avons travaillé en amont pour rendre les gens familiers avec ce qui leur était destiné, au moyen d’actions hors les murs, d’un chantier rendu visitable et d’expositions sur le chantier.
Le fait d’apparaître après et à côté des autres musées nous a poussé à travailler la question de la différence. Refaire ce qu’avaient déjà fait les autres n’avait pas de sens. Nous avons décidé d’isoler un sujet — la création contemporaine en France — que les autres musées intègrent mais dans un panorama international. Quand j’ai rédigé le projet scientifique et culturel du musée il y a dix ans, la question de l’art contemporain français était moins prégnante qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Notre deuxième enjeu était de trouver les moyens de toucher une population que l’on aurait décrétée comme non-public. Je suis néanmoins assez réservée sur cette affirmation de départ…
C’est d’abord avec les œuvres que nous avons crée un public, le projet artistique ne faisant qu’un avec le projet culturel. Nous travaillons avec des artistes dont les œuvres entrent en résonance avec le monde (que ce soit de façon poétique, décalée, métaphorique, abstraite ou plus en prise avec le réel) afin de pouvoir créer des relations avec ce que vivent les gens au quotidien.
La collection étant récente (elle a seulement 28 ans), nous ne sommes pas en capacité de présenter des accrochages chronologiques, autour des grandes tendances artistiques. Au vu de ce qu’a fait la Tate Modern à partir de 2000, cela m’a toujours semblé plus pédagogique et plus parlant de présenter la collection sur un mode thématique. Cela permet de renouveler le regard sur les œuvres et d’envisager différents types de récits.
Avec l’art contemporain, le grand public se sent désarmé et a envie d’un accompagnement, qui peut être de plusieurs ordres: il y a bien sûr les textes et les cartels développés, puis nos audio-guides où la voix des artistes guide intimement le visiteur, nos visites guidées qui sont confiées à des personnes très différentes (un conférencier, un artiste qui parle des autres artistes, un critique, un acteur) et enfin, nos visites gustatives et musicales qui empruntent des chemins plus familiers pour arriver à l’œuvre.
Ce que je trouve terrible, c’est le silence. Dans le fonds, face à l’art contemporain, tout le monde est en situation de fragilité et de méconnaissance. C’est pourquoi il faut fabriquer le public de l’art contemporain de façon générale, pas seulement à Vitry-sur-Seine ou dans les banlieues difficiles.

Attardons-nous sur la collection du Mac/Val. Quelle est son originalité? Quels sont les grands ensembles d’artistes qui s’en dégagent?
Alexia Fabre. A l’origine, la collection départementale rassemblée par Raoul-Jean Moulin n’a pas été créée pour devenir une collection de musée. Elle comprenait déjà des ensembles révélateurs de certains artistes, ce qui montre la véritable originalité de son fondateur.
Nous avons développé cette collection. Ce qui en fait son originalité aujourd’hui, c’est d’abord son sujet et ensuite son mélange d’artistes connus et de jeunes artistes.
En France, j’ai le sentiment que nous avons une mémoire un peu courte. Dans la durée, c’est très difficile pour les artistes d’avoir été très vus puis chassés par de nouveaux regards. Une personnalité qui n’a jamais eu cette attitude et à laquelle je me réfère beaucoup, c’est Susanne Pagé du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Elle a toujours été d’une grande fidélité aux artistes qu’elle soutenait — notamment Christian Boltanski, Annette Messager et Ange Leccia — tout en continuant à prospecter. En France, on a tendance à perdre facilement de vue un passé récent, notamment les années 1980 et 1990.
Nous essayons de trouver des filiations et des ensembles assez signifiants, comme ceux d’Annette Messager, de Christian Boltanski, de Jean-Luc Vilmouth, d’Ange Leccia, etc. Chaque année, nous achetons une ou deux œuvres anciennes, c’est-à-dire des années 1960 et 1970. Nous essayons de revenir sur les artistes qui sont aujourd’hui en milieu de carrière et de continuer sur les artistes plus jeunes.
La mission d’un musée d’art contemporain peut sembler un peu schizophrénique mais je ne crois pas qu’elle le soit: nous fabriquons une histoire avec un passé récent, afin de s’ancrer dans le présent et de réfléchir pour le futur. Un musée d’art contemporain n’est pas un centre d’art mais il permet aussi de défendre des positions et de prendre un peu de risque. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en regard des certitudes avec des convictions, des espoirs.

Le Val-de-Marne a-t-il une histoire artistique qui lui est propre?
Alexia Fabre. Avec des villes comme Arcueil et Cachan, le département a vu naître plusieurs communautés d’artistes depuis le début du XXe siècle et surtout dans la seconde partie du XXe siècle. C’est aussi le cas dans d’autres lieux de la banlieue parisienne, comme Malakoff, Pantin et Montreuil.
Dans le Val-de-Marne, il y a eu une communauté historique autour de l’artiste catalan Julio Gonzales, qui s’est installé à Arcueil, certainement en raison de la présence d’une grande fonderie avec laquelle il travaillait. Sa fille s’est ensuite mariée avec le peintre Hans Hartung qui, tout juste arrivé en France, est venu s’installer là aussi. Il y a donc autour de nous toute une communauté artistique dont on aimerait étudier l’histoire et qui compte aujourd’hui des artistes d’Amérique du Sud et d’Europe de l’Est, tous réfugiés politiques.
Mais l’idée de la collection n’a jamais été de se concentrer sur le territoire du seul département. C’est pourquoi nos résidences sont exclusivement réservées aux artistes étrangers, qui viennent enrichir notre histoire. Nous avons déjà accueilli Kim Sooja et Mona Hatoum. Bientôt viendront Carlos Morales et Pedro Reyes. Nous présentons donc la création contemporaine en France de façon large, non pas recroquevillée sur nos frontières.

Quels sont les jeunes artistes que le Mac/Val a soutenus par le biais d’expositions, d’acquisitions et de résidences?
Alexia Fabre. J’aime me souvenir que nous avons été le premier musée à acheter des pièces de Tatiana Trouvé et d’Alain Bublex, il y a dix ans.
L’année dernière, nous avons acheté une gravure de Cyprien Gaillard, qui vient de recevoir le prix Marcel Duchamp.
Nous venons d’acheter quatre pièces de Bertille Bak — une jeune artiste du Nord de la France qui questionne la mémoire et le territoire — ainsi qu’un diptyque d’Halida Boughriet, une artiste de la région parisienne qui travaille en réaction aux désordres du monde. Dans une très belle série photographique, elle a révélé qu’une des premières choses qui repoussent après la guerre, ce sont les jeux d’enfants.
Pour les expositions temporaires et les résidences, qui sont l’occasion de sortir de la scène strictement française, nous avons travaillé entre autres avec la jeune artiste indienne Shilpa Gupta et avec le britannique Simon Starling. Enfin, nous projetons pour octobre 2011 une monographie du jeune artiste danois Jasper Just.

Quels sont les outils que vous utilisez pour repérer les jeunes artistes? Quels sont les intermédiaires qui vous conseillent?
Alexia Fabre. Nous essayons d’aller dans les biennales, dans la mesure du temps dont nous disposons, trop peu évidemment!
Les alliances avec Culturesfrance sont un autre mode pour découvrir de jeunes artistes. Nous prospectons aussi dans les galeries. Le reste est fait de rencontres liées au réseau et au hasard. Halida Boughriet, c’est Sarkis qui l’a rencontrée en premier, par le biais de son école mobile où il se met à la disposition d’artistes pour leur parler de leur propre travail. Halida est venue le rencontrer et il a apprécié son travail.
Il y a enfin internet, où je découvre par hasard de jeunes artistes, comme le norvégien Runi Guniriuessen. Cela me fait mesurer tous les artistes que je ne connais pas!

Aujourd’hui, peut-on déceler de nouvelles tendances, à proprement parler? Au contraire, l’art contemporain n’est-il fait que de figures isolées?
Alexia Fabre. J’ai l’impression qu’il y a une tendance générale à être en prise avec le monde, mais de façon libre et avec la conscience de ce que représente l’écueil trop sociologique ou trop réaliste. Je trouve les jeunes artistes à la fois concernés, décomplexés et à l’aise avec tous les médiums, du fait de leur haut niveau de connaissances.
En parallèle, il me semble qu’apparaît une tendance plus conceptuelle, une réaction de mise à distance du monde. Les tendances se contredisent et se nourrissent mutuellement.
Il me semble qu’un autre groupe se constitue autour du son et du Pavillon, le post-diplôme du Palais de Tokyo, dans la veine de Dominique Blais et de Julien Discrit.
Je découvre aussi de jeunes artistes très bien formés à défendre leur travail. Mais il peut arriver que la construction d’un projet l’emporte sur l’inspiration. Je décèle même chez certains une propension à faire ce que l’on attend d’eux, qui me sidère et me trouble à la fois.

La France est-elle toujours un vivier d’artistes?
Alexia Fabre. La question du territoire n’est plus très pertinente aujourd’hui car les artistes se déplacent beaucoup. C’est vrai que beaucoup d’artistes sont partis à Berlin, comme Nicolas Moulin et Cyprien Gaillard, mais je pense aussi à tous ceux qui sont venus en France. Ce qui est intéressant, c’est le flux dans les deux sens.
La vraie émergence se situe ailleurs, principalement en Amérique du Sud, en Asie et en Europe de l’Est.

Une des missions fondamentales d’un musée est la conservation. Or, de plus en plus, les artistes utilisent des technologies de pointe, des matières périssables et remettent en cause la valeur matérielle de l’œuvre d’art. Comment cette évolution remet-elle en cause les méthodes traditionnelles de la conservation et de la restauration?
Alexia Fabre. Cette question appelle encore peu de réponses fixes…
Certes, nous sommes là pour conserver des œuvres. Mais si l’art fait entrer dans son champ des dispositifs qui ne recouvrent aucune matérialité, ce serait un contresens de ne pas l’entendre et de n’acheter que des œuvres pérennes.
Les artistes nous placent face à la nécessité d’inventer autre chose et d’interroger l’unicité de l’œuvre: une œuvre se limite-elle à ses matériaux ou bien peut-elle être rejouée? Fait-on entrer une œuvre dans la collection, avec l’argent public, si on sait qu’elle n’est pas faite pour durer? Comment mesurer en amont le devenir d’une œuvre? Comment l’envisager avec l’artiste mais aussi sans l’artiste, s’il a disparu?
Au moment d’un projet d’acquisition, nous avons l’habitude de définir avec l’artiste nos modes de réaction et nous envisageons le prix de l’œuvre en fonction de sa non-pérennité.
Déjà les tableaux-reliefs de Spoerri posaient cette question. Au musée, nous possédons des toiles de Pierre Buraglio, faites de paquets de gauloises, et une sculpture en caoutchouc d’Elisabeth Ballet. Nous savons que la matière va se rigidifier au bout de quelques années. Mais nous sommes incapables d’en définir la durée de vie. Nous avons donc vu avec l’artiste le protocole de fabrication de l’œuvre, afin de pouvoir la réactiver nous-mêmes.
Des pièces doivent être régulièrement renouvelées, comme Volume syntagmatique de Jean-Pierre Bertrand, dont les citrons doivent être changés toutes les trois semaines si l’œuvre est exposée.
Actuellement, nous réfléchissons avec l’atelier Boronali — qui réunit l’artiste Laurent Prexl et la restauratrice Stéphanie Elarbi — à la documentation et à l’archivage de l’art-action. Nous essayons de mettre en place un centre de ressources sur la conservation de ce qui par essence est éphémère. Quel type de traces doit-on conserver? Qu’est-ce qui fait œuvre? Par exemple, les photographies des performances de Gina Pane sont seulement des traces mais aujourd’hui on doit les conserver comme des œuvres. La conservation de l’audiovisuel pose également problème: que fait-on des vieilles cassettes et des vieux CD, si bientôt on ne peut plus les lire?
La conservation est parfois mise face à ses propres limites. Certaines œuvres ont été restaurées au mépris des volontés de leur créateur, Plight de Joseph Beuys en étant l’exemple le plus emblématique. Pour certains artistes, c’est avant tout l’esprit de l’œuvre qui doit rester.
Enfin, pour les restaurateurs, la question de leur formation est à revoir. On se rend compte que, pour certaines œuvres, il vaut mieux un bon informaticien, un bon technicien en audiovisuel ou un bon électricien. C’est le cas par exemple pour l’installation La Gégène de Malachi Farrell. La formation des restaurateurs est incomplète et doit s’ouvrir à d’autres types de compétences professionnelles. Aujourd’hui, par exemple, il n’y a pas de restaurateurs spécialisés dans les pellicules de films et l’on est obligé de faire appel à des professionnels du cinéma.

«L’art peut-il se passer de commentaires», c’est le titre d’un des colloques organisés par le Mac/Val. Qu’en pensez-vous?
Alexia Fabre. Je pense que l’œuvre ne peut pas se passer de commentaires. Elle est un support d’échanges et a besoin de rencontrer un regard extérieur pour exister. Une œuvre doit faire parler et réfléchir. Le rôle du musée est de proposer à chacun de prendre la parole. Les commentaires peuvent être d’ordre très différent mais ils ne doivent pas être considérés comme une sorte d’argumentaire ou de justification de l’œuvre.
Certaines d’entre elles réclament par ailleurs beaucoup de silence…

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