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Mac Adams. Crimes of Perception

Une œuvre photographique sophistiquée au carrefour du fétichisme, des pulsions scopophiles, et de la scène du crime.

— Éditeur : Paris, Édition du Regard
— Année : 2001
— Format : coffret 30 x 27 cm
— Illustrations : nombreuses, en noir et blanc et en couleurs
— ISBN : 2-84105-136-6

Entre deux crimes. Quelques notes sur les fictions photographiques de Mac Adams
par Yannick Vigouroux

L’Homme des foules
Dans L’Homme des foules (1840) d’Edgar Allan Poe, le narrateur se livre, assis dans un café, à son occupation favorite : observer la foule. Le « front collé à la vitre » il découvre un vieil homme dont la physionomie l’intrigue et décide de le suivre. Il conclut sa filature par ce jugement surprenant : « Ce vieil homme, me dis-je à la longue, est le type et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul, Il est l’homme des foules ». Cet individu n’a pourtant commis sous ses yeux aucun acte répréhensible. En réalité, cet homme est son double, l’incarnation de son irrépressible manie voyeuriste. Un voyeurisme en mouvement, à perdre haleine puisqu’il le conduit à suivre des individus pendant des heures.

« J’étais assis devant la grande fenêtre cintrée du café D…, à Londres ». Le café du début du récit offre une ouverture — et une séparation — idéale sur la rue. Sa vitre, qui pourrait être comparée au viseur ou au dépoli de la photographie, inventée à l’époque, stimule les pulsions scopophiles du narrateur. Elle satisfait son fantasme de regard totalisant. Cette ouverture large permet une vision aussi superficielle qu’omnipotente qui conduit très vite à une focalisation vers des détails : « Mes observations prirent d’abord un tour abstrait et généralisateur. Je regardais les passants par masses, et ma pensée ne les considérait que dans leurs rapports collectifs. Bientôt, cependant, je descendis au détail, et j’examinai avec un intérêt minutieux les innombrables variétés de figure, de toilette, d’air, de démarche, de visage et d’expression physionomique ».

La photographie est un art criminel c’est en tout cas le postulat de Walter Benjamin qui écrit dans sa Petite Histoire de la photographie : « Ce n’est pas en vain que l’on a comparé les clichés d’Atget au lieu du crime. Mais chaque recoin de nos villes n’est-il pas le lieu du crime ? Chacun des passants n’est-il pas un criminel ? Le photographe — successeur de l’augure et de l’haruspice — n’a-t-il pas le devoir de découvrir la faute et de dénoncer le coupable sur ses images ? »
Ces lieux du crime (réel ou fictif) ont connu depuis bien des avatars formels… L’apport majeur de Mac Adams aura été, dans les années 1970, d’oser tisser des liens, par sa logique séquentielle et la place accordée à la mise en scène, avec le genre tellement prolifique du cinéma policier. Parmi les images qui semblent directement extraites d’un film, il y a cette femme de dos prête à traverser une rue, que l’on retrouve dans la seconde vue. Observée par la même ombre, elle est à présent assise sur un muret. Par qui est-elle suivie ?
Par un détective, un policier, un mari jaloux, un voyeur ou, dans le pire des cas, un tueur en série ? Qui est cette femme ? Peu importe. La force inquiétante de ce diptyque réside, bien que sa signification nous échappe en grande partie, dans l’obstination du voyeur à suivre cette inconnue. Sans le savoir, elle est déjà capturée par l’ombre qui ne fait que l’effleurer, mais qui, tel un fil insécable, semble la relier définitivement — et fatalement — à l’homme.

Les interstices du crime
Chez Mac Adams, la fiction criminelle n’est pas seulement thématique, elle résulte aussi de la nature même du dispositif et de la temporalité très particulière qui en découle. D’abord parce que la sérialité entretient des affinités évidentes avec le crime, ce fatal staccato qui rythme la plupart des polars et films d’action (il y a les tueurs en série, mais aussi les rafales du pistolet automatique, etc.). Mais la fiction se développe également aux points de jonction des ’images associées en diptyques, et plus rarement en triptyques, là où se termine normalement le cadre photographique.
Car ce point de continuité est aussi, simultanément, un point de rupture, de cassure. Il est d’ailleurs souvent représenté métaphoriquement à l’aide de différents objets: verre brisé, marteau, scie… Qu’il s’agisse du même fragment d’espace coupé en deux ou de deux lieux et moments bien distincts, du temps circule toujours entre les images, traversant le cadre devenu perméable, « fluide ». Cette brève séquentialité présente d’évidentes affinités avec le genre du roman-photo et, bien entendu, la séquence cinématographique, dont il constituerait le condensé, une déclinaison à la fois muette et elliptique.

Le morcellement du cadre va souvent de pair avec de possibles mutilations corporelles. L’un des meilleurs exemples est fourni par un diptyque montrant une femme allongée sur un divan dans une pose langoureuse qui ressemble à celle d’une Olympia. La légère marge blanche entre les deux images « coupe » le corps en deux, au niveau du bassin, ainsi que l’une des mains qui, rejetée dans la vue gauche, tente de se saisir d’un marteau. Une scie est de même posée sur le sol. Les outils appartiennent sans doute à l’homme qui l’embrasse, peut-être un ouvrier venu faire des travaux puisqu’il porte une salopette. La femme « fatale » l’est ici dans l’acception la plus radicale du terme : il semble en effet qu’elle hésite à assommer son amant avec le marteau. Comme toujours, l’image offre ici plusieurs niveaux de lecture et la scie qui pourrait être l’outil permettant le découpage ultérieur du cadavre est également ce détail ironique qui donne l’occasion au photographe de rappeler qu’il a, lui aussi, coupé le corps de la femme avec son outil à lui — l’appareil photo.

Pulsions scopophiles
Un homme observe avec une paire de jumelles un couple en train de faire l’amour dans l’ovale circonscrit par l’une des lunettes. Est-ce le même homme que l’on retrouve dans la troisième vue, buvant une boisson chaude au zinc d’un café ? Il porte en tout cas des jumelles tatouées sur sa main droite. Ce détail épidermique suggère clairement la fusion du fétichisme et du voyeurisme.

On songe face à ce triptyque au voyeurisme meurtrier du cameraman de Pepping Tom (Michael Powell, 1960, en français Le Voyeur), qui a équipé sa caméra d’un poignard télescopique pour tuer les femmes dont il veut enregistrer l’expression de peur; on songe aussi, bien sûr, au voyeurisme plus bienveillant du photographe sportif -accidenté qui, posté derrière sa fenêtre, observe ses voisins avec un téléobjectif dans Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock, 1954)… Dans cette série, Mac Adams illustre lui aussi la notion freudienne de scopophilie — cette pulsion de regarder qui constitue une pathologie lorsqu’elle devient incontrôlable.

Un diptyque propose une variante de cette surveillance visuelle: celle-ci est en effet combinée à la surveillance sonore. Dans l’image supérieure, un homme dissimule un micro dans un vase contenant un bouquet de jonquilles. Dans l’image inférieure, nous assistons aux préliminaires de la relation sexuelle des amants (s’agit-il d’une liaison adultère ?) : un verre vide est posé sur la table basse, l’homme embrasse la femme au pull rouge sur le canapé, caresse l’une de ses jambes, ignorant que leur étreinte est enregistrée… Le plaisir que nous éprouvons à assister à cette scène est évidemment décuplé, puisqu’il est censé être double nous ne pouvons toutefois qu’imaginer les sons …).

S’approprier la vie des autres Avec les intérieurs, la surveillance sort de l’anonymat tumultueux des grandes métropoles contemporaines pour pénétrer dans l’intimité des appartements, Dans les deux cas, il semble se nouer dans ces photos un drame silencieux, une narration muette et tronquée dont le sens nous échapperait partiellement. Elle nous procure à chaque fois une satisfaction aussi « voyeuse » que fétichiste — celle que revendique justement le tatouage de l’homme aux jumelles, double de l’artiste et du spectateur des images. James Ellroy, maître du roman noir américain, a confié dans Ma part d’ombre (1996), à propos des cambriolages qu’il effectuait dans sa jeunesse : « Le cambriolage, c’était le voyeurisme multiplié par mille, […] Je ne volais que des trésors de fétichiste. Je suis retourné chez Heidi, Kay et Cathy à intervalles irréguliers pour ne jamais rester dans les maisons plus de quinze minutes. Je renonçais à ma mission si je trouvais mes points d’entrée fermés à double tour. Ce grand frisson, c’était le sexe et d’autres mondes saisis brièvement. Les détails intérieurs donnaient du corps à mes fantasmes, Le cambriolage me donnait des jeunes femmes et des familles par extrapolation ».

Ce n’est donc pas l’appât du gain qui motivait le futur écrivain mais la possibilité de s’approprier quelques minutes la vie des autres, leur mobilier, leurs objets et leurs vêtements familiers… Les intérieurs mis en scène par Mac Adams ne font finalement rien d’autre que nous projeter dans une telle situation fantasmatique.

Fétichisme
La photographie supérieure montre deux jambes féminines gainées de bottes en cuir noir, à hauts talons — l’ombre de l’une des jambes est projetée sur le mur —, qui semblent aller à la rencontre de deux jambes masculines qui surgissent d’une pièce mieux éclairée. L’image centrale montre une main saisissant dans une valise les collants à rayures portés dans la première vue. La photographie inférieure du triptyque est quasiment identique — à quelques différences près — à la première: la position des jambes de l’homme est imperceptiblement modifiée et la femme est chaussée désormais d’escarpins à brides. Notre plaisir visuel découle évidemment de ces infimes écarts dans la répétition.
La situation et les vêtements sont quasiment les mêmes et pas tout à fait semblables — d’ailleurs, s’agit-il toujours des mêmes protagonistes ? Qui sont-ils ? Cette femme est-elle une espionne ou une tueuse à gages, une voleuse, une maîtresse adepte du SM ? Rend-elle visite à son commanditaire, son complice ou son amant ? Elle appartient en tout cas à la vaste famille des amazones sensuelles et transformistes popularisées par les séries télévisées et les bandes dessinées, immuablement vêtues de combinaisons moulantes et de grandes bottes (de Cat Woman de Batman à Emma Peal de The Avengers et Modesty Blaise…).

Une telle référence est surtout, évidemment, cinématographique. Nombre de réalisateurs le sont devenus pour le seul plaisir d’habiller leurs modèles de la tête aux pieds, en s’attachant à des détails essentiels pour leur mythologie personnelle mais qui échapperont à la grande majorité des spectateurs : François Truffaut privilégiait par exemple les chaussures à brides. Un fantasme analogue motivait, de son propre aveu, Alfred Hitchcock. Il l’a d’ailleurs mis en abyme dans Vertigo (1958) : Scottie (alias James Stewart) habille et modifie la coiffure de Madeleine/Judy (alias Kim Novak) — il reconstitue dans le chignon de ses cheveux blond platine une subtile volute qui est un peu la miniaturisation du vertige du temps qui ronge l’héroï;ne — afin qu’elle ressemble à la femme aimée et perdue. Le sosie obtenu est parfait, et pour cause: c’est justement cette femme qui jouait le rôle de Madeleine, après s’être substituée à celle qui fut supprimée par un mari vénal….

Le fétichisme ne saurait toutefois être réduit chez Mac Adams à ce que la psychiatrie nomme une « perversion » chacun des micro-gestes des personnages joue, comme les détails les plus infimes des objets ou du mobilier, un rôle important parce qu’il brouille ou clarifie la signification de la scène, ouvrant vers une polysémie qui stimule fortement notre imagination.

Fétiche ou indice ? La distinction est parfois mince, voire inexistante, dans les fictions élaborées par cet artiste. D’ailleurs, obsédé par la découverte et la collecte de preuves matérielles du crime, l’enquêteur, réel ou imaginaire, ne devient-il pas forcément, malgré lui, fétichiste ? Christian Phéline écrit à ce propos que « le fétichisme, non plus comme simple disposition psychique mais comme figure idéologique, représente (…) un trait constitutif de toute l’investigation policière et criminologique. (…) Survalorisation de l’image par rapport à la totalité, la vision criminologique du délinquant et de son corps porte à un point extrême le fétichisme qui, à un degré ou à un autre, s’attache à toute représentation imagée ».

Au lieu de relever les indices, Mac Adams — tel un inspecteur de police à contre-emploi — s’amuse évidemment à disperser ceux-ci dans l’appartement, simulant un désordre qui a, en fait, été soigneusement organisé…

Théières-pistolets
Instruments ménagers ou instruments de torture ? Dans ses Post-Modern Tragedies en couleur des années 1980, Mac Adams se livre à une réification parfois brutale de l’être humain, comme le faisait déjà Man Ray avec Kiki de Montparnasse transformée en instrument de musique dans Le Violon d’Ingres (1924); le dispositif est toutefois ici inversé puisqu’il s’agit d’objets « humanisés ». L’être humain devient l’objet manufacturé qui le reflète. Au premier abord, le dispositif est amusant dans son systématisme et sa simplicité, qui rappellent la personnification des objets fréquente dans les dessins animés de Walt Disney (Alice au pays des merveilles, par exemple) — il y a un côté « gadget photographique », Mais que le regard s’attarde un peu plus sur les scènes « incrustées », et il glisse très vite dans le cauchemar pur. Un diptyque des Visual Crimes (The Toaster, 1976) annonce cette série. Le grille-pain permettant de glisser un toast dans le corps plutôt dénudé d’une femme très légèrement vêtue (est-ce le reflet de celle qui est en train d’accomplir ce geste banal et répétitif dans sa cuisine ?) prête simplement à sourire; cela ressemble encore à un gag photographique plutôt anodin sur les affinités de la nourriture et de l’érotisme.
Les objets domestiques, en apparence aussi inoffensifs, photographiés quelques années plus tard refléteront en revanche des scènes de violence qui iront crescendo dans l’horreur : d’abord un garçon qui pointe un pistolet en direction de son père (ce n’est sans doute encore qu’un jouet et un jeu…), puis un homme qui s’apprête à trancher la gorge de sa femme avec des cisailles, et enfin un homme ligoté sur une chaise par deux tortionnaires, avant une séance de torture que l’on imagine aussi longue que variée dans ses raffinements de cruauté…

Cette série peut être perçue comme une évocation ludique de l’usage du design par la post-modernité, que Mac Adams décline par l’incrustation des corps minuscules, dérisoire rappel de notre dimension charnelle… Une autre lecture peut toutefois en être faite. On sait que les serial killers tuent surtout par soif de pouvoir; leurs victimes ne sont pour eux que des objets … Les jeux de reflets des instruments ménagers photographiés par Mac Adams pourraient bien évoquer, sans qu’ils n’en aient l’air au premier abord, un tel fantasme.

Ces objets « post-modernes » sont mortifères. Sous la forme d’anamorphoses miniatures, la mort surgit de leurs flancs bombés et métalliques. Mac Adams s’est amusé à bouleverser nos repères: la scène du crime reflétée n’est plus qu’un microcosme qui ressemble à un simple motif décoratif, tandis que l’objet habituellement inclus dans un tel lieu englobe celui-ci. L’humour noir de l’artiste atteint ici un délicieux paroxysme : la mort faussement « domestiquée » s’est logée dans des objets normalement inoffensifs, produits comme elle en série, qui meublent l’espace domestique de la cuisine. Aux mains d’une mégère sanguinaire et suréquipée, ces instruments tranchants ou contondants pourraient très vite devenir des instruments de torture…

(Publié avec l’aimable autorisation des Éditions du Regard)

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