Comme souvent avec la programmation aiguisée du festival Artdanthé, le choix des spectacles dessine en creux certaines problématiques, oppose les pièces ou les regroupe autour de questionnements qui travaillent la danse comme le théâtre en profondeur.
On pourrait résumer cette soirée autour de la thématique du visible: qu’est-ce qui se montre ou se cache en scène?
Que perçoit le public et dans quelles limites, selon quels présupposés?
En première partie, la récente pièce de Marie Béland propose un dispositif apparemment simple: un grand paravent occulte le devant de la scène et nous empêche de voir le couple de danseurs évoluer. Seul les espaces au dessus et en dessous de ce cache donnent accès au corps, mais à la manière très platonique de l’allégorie de la caverne. Enchaînés à nos fauteuils, nous ne pouvons percevoir que des reflets au sol, un peu flous, sur le lino noir, ou des ombres projetée sur les murs, en hauteur. Entre les deux projections, notre regard s’accommode, effectue un montage, recompose une danse imaginaire.
Il s’agit d’abord de retourner l’image — comme notre cerveau le fait d’ailleurs naturellement, à partir de celle qui se crée au fond de notre œil —, pour comprendre les déplacements de corps apparemment nus, indifférenciés, formant un ensemble organique. Pourtant il s’avère impossible de totalement s’habituer à ce renversement, qui contredit le sens de la gravité, malmène sans arrêt nos sens.
Tandis que les corps s’habillent de couleurs et qu’on les discerne peu à peu l’un de l’autre, il faut admettre qu’on ne parvient pas pour autant à distinguer l’homme de la femme, qu’il faudra encore du temps à notre regard pour y arriver.
Puis, à nouveau, notre esprit discriminant nous joue des tours, à vouloir interpréter des bribes qu’il identifie immédiatement, croit reconnaître: derrière le paravent les danseurs font semblant d’uriner, jouent la scène avant de s’en moquer, éclairant dans un double mouvement notre regard. A la fois notre façon d’observer, qui se trouve mis en défaut, mais aussi, en proposant une nouvelle surface au sol — cette eau qui réfléchit davantage les corps et offre de nouveaux détails précisant les silhouettes —, notre capacité à faire le point, à ajuster cette vision.
C’est finalement en révélant ce qui se passe sur le plateau et en retournant le dispositif contre le public que la proposition de Marie Béland s’achève. Dans une pirouette et sur un morceau de musique un peu folk, plutôt légère, comme pour insister sur la semblable fraicheur de la proposition. Bien que conceptuellement très construite, Behind: une danse dont vous êtes le héros dégage avant tout beaucoup d’humour et de simplicité, deux qualités qui manquent parfois aux productions françaises.
La suite de la soirée, toute en poids et chutes dans le sol, reconduit pourtant la thématique engagée dans la légèreté. Cette fois-ci cinq hommes et une femme bien visibles, nus comme au premier jour, sous une lumière crue, presque bleutée, évoluent sur scène dans des enchaînements particulièrement techniques. La partition requiert force, puissance, maîtrise du geste, et, surtout, une frontalité déconcertante.
Il n’y aurait rien à cacher.
Les corps parleraient d’eux-mêmes à l’intérieur d’un langage chorégraphique épuré, presque asséché autour de quelques portés, de nombreux grands sauts sans amortis, postures qui tentent de révéler toutes les surfaces du corps en un seul regard.
Les interprètes sont tous magnifiques, sculpturaux, virtuoses, et la force qu’ils dégagent s’oppose par moment à certains gestes délicats, comme aux Préludes de Chopin diffusés en demi-teinte, assourdis et rendus si faibles qu’ils ne peuvent absolument plus colorer quoi que ce soit.
Là encore la grande cohérence de la proposition n’empêche pas certains rires de poindre, de beaux sourires affleurer.
La pièce pourrait être lugubre mais il n’en est rien.
D’abord parce que le traitement des corps est le même pour tous — abolissant de fait la différence des genres, ce qui peut parfois être assez réjouissant—, et qu’il offre, dans cette apparente uniformité, assez d’espace à chaque interprète pour affirmer sa singularité, amener de la poésie dans ce qui aurait pu rester brut.
Les trios qui se forment, recomposent à chaque fois de nouvelles modalités de rencontres entre les corps, créant naturellement des propositions très variées, et offrant tout le loisir au spectateur d’y lire un début de récit, d’y fonder une situation ou le lieu d’un mystère.
Qu’est-ce qui échappe à notre regard et semble à jamais inaccessible, caché dans l’opacité pesante de la chair?