Dans la mezzanine, une vaste carte blanche d’un territoire aux limites absentes, mais à la toponymie familière. Dans le foyer, un film: un long plan séquence sur trois intervenants qui s’expriment alternativement à propos d’images filmées projetées en arrière plan. Cinéma et territoire sont au cœur d’une proposition de Filipa César au Jeu de Paume, qui invite à s’informer un tant soit peu sur ce petit pays d’Afrique de l’Ouest, la Guinée Bissau, dont il est question.
Le résultat est effarant: instabilité politique, coups d’état militaires à répétition, sous développement, pauvreté, plaque tournante du trafic de cocaïne provenant de Colombie, etc. L’exhumation par la jeune artiste portugaise d’archives cinématographiques datant de la lutte anti-colonialiste et de l’indépendance du pays prend un sens singulier.
En 2008, à l’occasion d’une visite des archives de l’INCA, l’institut national du cinéma du pays, Filipa César est saisie par cette odeur de vinaigre caractéristique d’une dégradation physique avancée des pellicules entreposées.
C’est donc à l’aveugle, mais pressée par l’urgence, que l’artiste entreprend, après avoir réuni les soutiens nécessaires, de répertorier cet ensemble de productions visuelles et sonores, et de numériser ce qui peut encore l’être: des rushs, quelques films montés, d’autres inachevés, la plupart jamais projetés en public, mais aussi des films venus d’ailleurs, d’Europe de l’est, et de Cuba où les quatre cinéastes guinéens, auteurs des films retrouvés, ont été se former dans les années 60, et des films de Chris Marker, enfin, qui visite, en 1979, la Guinée Bissau libérée du joug colonial.
A l’origine de cette filmographie guinéenne, la volonté d’Amilcar Cabral, dirigeant du PAIGC, parti luttant pour l’indépendance de la Guinée Bissau et des Iles du Cap Vert, d’utiliser le cinéma pour forger une identité nationale, autour d’une histoire fédératrice et émancipatrice du pays, un cinéma militant donc. Émancipation des peuples et édification du socialisme, l’utopie semble venir d’outre-tombe.
La grande carte de la mezzanine repère les lieux de tournage des différents films, ce qui dessine une constellation qui s’étend jusqu’en Suède et en ex-URSS, alors que les courbes de niveaux correspondent aux années d’entrée des films dans les archives. Un code couleur permet de retrouver chaque film, ou fragment de film, dans un index dactylographié qui en répertorie les données, ou leur absence: auteur, date, état, etc. Soit un travail d’archéologue, méthodique autant qu’intuitif, fouillant un inconscient déliquescent, plus qu’une mémoire collective, tant ces films n’ont eu que peu d’existence publique.
Le film diffusé dans le foyer met en présence des intervenants, cinéastes survivants de cette époque, des universitaires, qui entrecroisent des faits, des récits, des écrits d’Amilcar Cabral, dirigeant politique et agronome pour qui la terre était affaire autant d’histoire que de géographie, sur la trame des images exhumées.
Amilcar Cabral fut assassiné en 1973, la fusion des deux Guinées et des îles du Cap Vert en un seul pays socialiste fit long feu. Filipa César, Portugaise, née juste après la Révolution des Œillets qui accélèrera le processus de décolonisation, propose ainsi une réflexion sur un point aveugle d’une histoire qu’elle fait sienne.
L’artiste, avec ce travail d’exhumation et d’assemblage, se substitue aux instances défaillantes — savantes, politiques, culturelles — pour arrêter un processus d’effacement à l’œuvre, et interroger à travers ces images redevenues visibles, et toutes les autres à jamais perdues, ces «promesses du passé» et ce quelles disent ou pas du monde: Luta ca caba inda (La lutte n’est pas finie)?
Å’uvres
— Filipa César, Luta ca caba inda, 2012. Installation.
Publications
— Filipa César, Luta ca caba inda, Texte de Tobias Hering, Ed. Jeu de Paume, 2012