Guillaume Chauvin, Laureen Machu, Chloé Meunier
L’usage du monde
Trois photographes. Trois projections. Et trois histoires. Guillaume Chauvin, Laureen Machu et Chloé Meunier partagent la quête d’une réalité et nous en présentent une lecture différente dans l’exposition «L’usage du monde». Les photographies vidéographiques s’animent sur un fond sonore —des paroles et de la musique— et se figent sur les cimaises. Les narrations sont concises, sociales et singulières. Les trois œuvres s’imposent comme un jeu, oscillant entre le devant et l’envers d’un décor et d’une réalité, perçus à travers l’objectif d’un appareil et la justesse d’un regard.
Les trois jeunes photographes puisent leur sujet dans le monde, se saisissent de sa matière et s’en servent pour fabriquer leur documentaire artistique. À la recherche de faits, de vérités et de causes, ils dévoilent non pas une mais des réalités dont émanent des sensations tantôt gênantes ou poétiques, tantôt troublantes et lugubres.
Chacun possède un univers propre, un langage original; ils invitent le public à se projeter dans leurs récits. Dès lors, le spectateur pénètre des intimités, curieux et voyeur dans un même temps. Fasciné par l’étrange des propos et interpellé par les contrastes.
Chez Guillaume Chauvin ce sont des images ponctuées de courtes phrases, de pensées personnelles et quotidiennes et d’observations sur ce qui l’entoure, ce qu’il découvre. «Entre Sibérie et Aujourd’hui» se présente comme un carnet de voyage qui se dévoile. Guillaume Chauvin part en Sibérie. Il fait froid. Les photographies blanches, grises et embuées s’apparentent à des annotations et nous racontent un périple de découvertes. Le photographe confronte les mots aux images et associe paysages et portraits. Il recherche des vérités pour dépasser les stéréotypes universels et les idées reçues.
Comme un journaliste, il enquête, il étudie les représentations d’un monde, à la fois proche et lointain, oriental et septentrional, fait de nombreux contrastes. Il fige des instants étonnants et rares. D’autres lourds et glacials. Tous vécus. Et interrogeant les imaginaires de ces contrées ainsi que les discours qui les constituent, le photographe dévoile un paradoxe en images pour dépasser l’ignorance générale.
La série «Reborn» de Laureen Machu présente des clichés noir et blanc à l’atmosphère sombre et chargée. Une porte s’ouvre sur un quotidien au temps suspendu. Là , une mère et un bébé, un enfant qui pleure, ici un jardin plein de souvenirs et un intérieur façonné d’anecdotes. Laureen Machu fige des histoires de familles aussi réelles qu’apparentes et illusoires. Les émotions sont vraies mais les bébés sont des poupons. On les appelle des Reborn.
Les cheveux implantés un à un, les membres lestés, ces derniers se confondent à s’y méprendre avec un nouveau-né. Comme un lien émotionnel tragique, ils comblent un manque de maternité, réveillent un passé, rattachent à la vie et aident à entamer un deuil. La renaissance est artificielle, la réalité dure et bercée dans l’illusion. La photographe réalise un genre de reportage aux enjeux artistiques et émotionnels forts, qui dépassent largement l’aspect documentaire. Ainsi, les images construites et posées s’extraient d’une réalité et s’inscrivent dans l’expression subjective de cette dernière.
Dans la chambre, des froufrous, des satins colorés et du linge fin, délicat, jonchent le sol et le lit défait. Une photo de mariage sur le meuble. Et, sur les murs, des posters d’avions de chasse. Marilyn se prépare. Elle fume. Le corps décharné, les chairs usées par le temps, le visage creusé et ridé. Tantôt une femme, tantôt un homme, Marilyn se plaît au déguisement et endosse un rôle parfaitement étudié et fabriqué des ongles peints jusqu’aux lèvres fardées. Seul le regard et l’expression ne changent pas. Dans cette œuvre, Chloé Meunier saisit dans son quotidien un modèle, un vieil homme, tourmenté par sa passion: le travestissement.
Elle brosse un portrait vidéographique qui soulève la question du genre, réévalue l’identité et aborde l’ambiguïté sexuelle. Se faisant, elle déconstruit des clichés. Marilyn s’affirme et assume. La caméra lorgne et porte des regards furtifs. Elle saisit des morceaux, des gros plans et des vues, entrecoupés et réassemblés pour suggérer une forme de malaise, de doute visuel et un secret entre la honte et la libération. De l’individu à l’universel, du particulier au général.
L’exposition part de personnes réelles, projette des identités et des histoires pour nous confronter à nos propres existences, nos propres expériences et ressentis du monde qui nous entoure. Elle nous en révèle la face cachée et souligne l’ambivalence de ses nombreuses contradictions. «L’usage du monde» ou l’illustration de paradoxes du monde.
Barbara Hyvert