ART

Lucy Skaer

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@25 Mai 2011

La jeune artiste britannique Lucy Skaer mêle douceur et féminité à une œuvre hétéroclite. A partir d'images de presse, d'internet ou de l'histoire de l'art, naissent ses dessins, impressions, sculptures, installations ou vidéos. Elle use de matériaux divers pour tirer la "substantifique moelle" des sources choisies.

Pour sa première exposition personnelle en France, Lucy Skaer présente neuf travaux récents. La multiplicité des supports donne de l’ampleur à un accrochage assez épuré. Chaque Å“uvre est une note subtile ajoutée aux autres comme une circonvolution autour d’un thème initial.

Le premier thème Romano Romano Romano s’élabore autour d’une reproduction de La Bataille de San Romano de Paolo Uccello extraite d’un journal. La scène médiévale guerrière devient ici un objet décoratif et abstrait, simplifié à son essentiel.
Un premier triptyque en bleu et doré est sérigraphié, la trame est grossière et l’impression réduite à des tâches de couleurs. En face, la même image est déclinée en noir et rouge. Trois formes sombres ont été estampillées depuis des matrices accrochées sur les côtés, tel des trophées. Ces objets abstraits, de formes imparfaitement rectangulaires, sculptés dans un bois synchronique d’Uccello, ont fait office de tampons. Les quatre passages de couleurs de la sérigraphie sont visiblement séparés, mettant en exergue les procédés de reproductions et dégageant la question de savoir si l’impression dissout l’aura émanant d’une Å“uvre originale unique? Question que Walter Benjamin posait déjà dans L’Å’uvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

Entre les triptyques, des blocs en plâtre incrustés de pièces en bois semblables aux matrices reproduisent manifestement la scène de bataille. Autour d’un pilier ces masses forment une colonne médiévale. Plus loin un élément en noyer s’appuie sur un muret à échelle réduite. Les matières sont brutes, n’ont reçu aucun traitement et les coups de ciseaux à bois sont visibles. La forme des plâtres rappelle celle des sculptures en bois. Les deux procédés de création en volume, le modelage et le moulage, par le plein et par le creux sont ainsi représentés, la reproductibilité par le moulage étant figurée par les blocs de plâtre identiques alors que le bois sculpté dans la masse donne à voir des pièces uniques.

Plus loin, l’ensemble Renegotiate se réfère au film Borderline de Kenneth Macpherson du Pool Group (1930). Un projecteur diffuse une vidéo 16mm sur le mur. Le film avant-gardiste traitait du triangle amoureux de Thorne, un homme trompant sa compagne Astrid avec une femme noire. Le scénario pointait précocement la libération des mÅ“urs des années soixante.
L’Å“uvre cinématographique originale, qui durait un peu plus d’une heure, est contractée ici en un clip d’environ 6 minutes entrecoupé d’images en couleur illustrant objectivement les scènes.
Par exemple, lorsque la femme poignarde son amant, on voit sur un fond bleu une goutte de sang perlant d’un doigt. L’histoire est encore celle d’une bataille, comme un clin d’Å“il au travail précédent. La pellicule est trouée régulièrement par un poinçon de contrôleur de gare qui donne un aspect abstrait et esthétique à l’Å“uvre.
Entre le projecteur et l’écran, divers objets sont placés sur un socle. Des branches d’arbre en plastique rouge évoquant la giclée du sang côtoient deux pièces en verre extrudant la forme du poinçon et symbolisant le coup de poignard. Trois sculptures en argile représentent quant à elles de manière évidente les trois personnages.

Puis à l’étage, il y a le bronze. Le matériau est ici dévoilé, mis à nu. La simplicité des formes taillées directement dans les lingots de bronze fait éclater la noblesse du métal. Les lingots sont habituellement fondus pour couler les sculptures. Ils sont cette fois au contraire utilisés pour ce qu’ils sont, des entités, des Å“uvres d’art à part entière. L’artiste a procédé à des coupes, des tailles dans ces blocs. Le métal ainsi travaillé est sublimé, il surgit en doré brillant et lisse contrastant avec l’aspect mat et sali du lingot brut.
Le titre Fool’s Ingots vient, par mise en relation, ajouter du sens à l’Å“uvre. Il fait écho au panneau de Jérôme Bosch La Nef des fous qui dépeint la société déclinante du Moyen-Age vers 1500 en montrant un monde inversé, un monde qui marche à l’envers, un monde devenu fou. Dans la même logique, le procédé de tronquer des lingots pour sculpter la forme va à l’inverse des procédures habituelles. La Nef des fous est également une légende dans laquelle des fous embarquent sur des navires en direction d’un pays imaginaire, sur des bateaux qui feront invariablement naufrage. Les quatre objets illustrent différents genres de folies tout en représentant les barques elles-mêmes.

Avec Blanks Toward Harlequin#1, #2 et #3, l’histoire de l’art est encore la source de l’Å“uvre. Trois tirages digitaux et sérigraphies, les montages graphiques en patchwork de portraits de la National Gallery, sont étalés au sol. Les personnages, essentiellement des Christ, ont été découpés, et seule leur silhouette reste, vide dans le décor pictural. Des losanges ou rectangles de couleurs vives, vertes, bleues ou rouges, appliqués sur les impressions des Å“uvres du musée, évoquent le costume d’Arlequin.
A travers cette galerie de peintures vidées de leurs substances, le genre classique du portait apparaît comme une immense farce, les modèles tel des bouffons. Le regard indifférent des visiteurs du musée et l’académisme de la peinture Renaissante sont également visés.

La sensibilité de Lucy Skaer est omniprésente. L’artiste n’a pas de matériaux ou techniques de prédilection ce qui donne à l’exposition de la richesse, de la variété. L’histoire de l’art nourrie chacune de ses créations, l’artiste s’en inspire, la dissèque, la digère, met en relation des Å“uvres historiques avec des concepts décalés comme celui de la folie.
Lucy Skaer invite le visiteur à approfondir sa perception des images dénaturées car reproduites, à creuser, à en trouver le sens profond, à «rompre l’os et sucer la substantifique moelle» (Rabelais).

Å’uvres
— Lucy Skaer, Romano Romano Romano #1, 2011. Sérigraphie sur papier, 3 panneaux.221 x 338 cm.
— Lucy Skaer, Romano Romano Romano #2, 2011. Sérigraphie et feuilles d’or à 23 carats sur papier, 3 panneaux. 221 x 338 cm.
— Lucy Skaer, Romano Romano Romano #3, 2011. 3 sculptures en chêne du XVe siècle. 23 x 30 x 8 cm.
— Lucy Skaer, Romano Romano Romano #4, 2011. 3 sculptures en noyer noir américain. 23 x 30 x 8 cm.
— Lucy Skaer, Renegotiate, 2011. Film 16mm en couleur, 6’22 », 2 sculptures en verre, 5 brindilles en plastique et 3 sculptures en argile. Dimensions variables.
— Lucy Skaer, Fool’s Ingots, 2011. Bronze. 4 éléments. 5 x 8 x 24 cm chaque.
— Lucy Skaer, Blanks Toward Harlequin#1, 2011. Tirage digital et sérigraphie. 256 x 124 cm.
— Lucy Skaer, Blanks Toward Harlequin#2, 2011. Tirage digital et sérigraphie. 240 x 124 cm.
— Lucy Skaer, Blanks Toward Harlequin#3, 2011. Tirage digital et sérigraphie. 242,5 x 124,2 cm.

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