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Lucie Chaumont

Deux ressorts contribuent au travail de sculpteur de Lucie Chaumont : les contraintes acceptées et les voyages. Les voyages en tant que décalage et déstabilisation, rupture d’avec le quotidien familier, et nécessité de s’adapter à une autre manière d’agir et de percevoir…

Née en 1976 à Médéa (Algérie), Lucie Chaumont vit et travaille à Paris. Elle participe à l’exposition collective « Introduction: Bonne chance », l’exposition inaugurale de la nouvelle galerie EvaHober (1, impasse Saint-Claude, à Paris).
Entretien réalisé par Patrick de Sinety.

Patrick de Sinety. Quels souvenirs gardes-tu de tes années de formations aux Beaux-Arts de Paris, ou pour poser la question autrement, ton cursus a-t-il joué un rôle dans ta façon d’envisager aujourd’hui ton travail ?
Lucie Chaumont. J’ai intégré l’atelier sculpture de (Vincent Barré) dès mon entrée en première année. Je l’ai fait presque spontanément, en tout cas sans avoir réfléchi au matériau/support sur lequel j’avais le désir de travailler. Et naturellement, je me suis d’abord confrontée aux techniques traditionnelles, mais dans une forme d’exploration et de tâtonnement où n’entrait pas de démarche particulière.
Le fonctionnement propre aux Beaux-Arts est pour beaucoup dans cette manière de procéder. On est totalement livré à soi-même et personne n’intervient dans nos choix, il n’existe aucune contrainte qu’on ne se serait pas personnellement imposé. Il est difficile d’appréhender cette liberté, de ne pas être complètement perturbé, parfois tétanisé par elle et d’en faire au contraire un aiguillon, de l’organiser. J’ai agi avec la même intuition qui m’avait fait rejoindre l’atelier sculpture, en travaillant beaucoup, sans projet particulier, mais en me cherchant, en allant dans diverses directions. Le système des Beaux-Arts oblige à se responsabiliser. Et c’est peut-être de cette absence de contrainte que découle l’instauration de contraintes dans mon travail.

Les voyages aussi ont contribué à ta volonté de soumettre ton travail à des contraintes.
Vincent Barré encourage ses étudiants à sortir du cadre de l’école, à organiser des projets collectifs et des échanges avec d’autres étudiants, pour se confronter au monde et observer des habitudes et des manières de faire différentes. C’est dans ce cadre-là que j’ai voyagé à La Havane avec quelques autres étudiants de l’atelier sculpture. Le projet se divisait en deux périodes de trois et cinq semaines. Lors du premier voyage, beaucoup de temps était laissé à la découverte de la ville, aux rencontres, à s’imprégner de l’atmosphère. Un groupe plus restreint participait au second voyage, qui était consacré au travail dont une exposition devait présenter les résultats à la fin du séjour.

Le fait de choisir Cuba pour destination a-t-il été déterminant ?
Nous étions attachés à faire l’expérience d’une culture autre que la culture européenne, et à ce que cette culture se rapporte à un pays en voie de développement..

Et qu’est-ce que tu as présenté au terme du séjour ?
En me promenant, j’avais remarqué que les rues étaient jonchées de cornets en papier. Les marchands s’en servent pour emballer la nourriture par exemple, et une fois vidés de leur contenu, les gens les abandonnent dans la rue. Je les trouvais représentatifs d’une certaine réalité cubaine, ils reflétaient quelque chose du rapport des Cubains à une réalité quotidienne souvent difficile, qui nécessite constamment de recourir au plus simple et au moins coûteux. La forme même de ces cornets, pliés de manière très simple et efficace, est à l’image de cette situation et de sa gestion par les habitants. J’ai donné à ces cornets la forme des monuments les plus emblématiques de Paris. C’était une manière de perturber la situation, de rendre les choses moins évidentes qu’elles ne paraissaient: je faisais des découpages à la façon des artistes de Montmartre dans des matériaux qui sont spécifiques au quotidien cubain, mais en leur renvoyant de Paris une image à l’exotisme stéréotypé qui correspond aussi éventuellement à l’image qu’ils s’en font ; et en montrant ce Paris de fantasme touristique sur des objets symptomatiques de la réalité cubaine, je restituais le réel par détournement.

Comment cette perspective de détournement du réel a-t-elle continué de s’élaborer, comment s’est-elle inscrite dans ta démarche ?
Ce sont encore les voyages, avec ce qu’ils impliquent de décalage et de déstabilisation, de rupture d’avec un quotidien familier et de nécessité de s’adapter à une autre manière d’agir et de percevoir, qui ont été décisifs dans mon dessein de détournement systématique et mon attachement à travailler à partir de contraintes.
Un voyage au Ghana m’a permis de poursuivre ce que j’avais expérimenté à La Havane. Et puis est venue l’expérience londonienne. Le coût très élevé de la vie imposait d’y adapter mon travail et par répercussion, d’en faire le miroir, détourné, de cette réalité. A ces contraintes il fallait donc adapter des solutions. Comme souvent, c’est en flânant dans la ville qu’elles se sont peu à peu imposées. J’ai constaté par exemple que les trottoirs étaient parsemés d’élastiques. Leur ramassage est devenu un objet de promenade, auquel s’est greffé la nécessité de leur attribuer un accessoire de rangement, qui a pris la forme de tuyaux, eux aussi dénichés lors de mes déambulations urbaines. J’enroulais les élastiques autour des tuyaux, les uns sur les autres, jusqu’à ce que leur accumulation, après trois mois de ramassage compulsif, donne à cette association du tuyau et de l’élastique l’apparence d’une massue. De cette contrainte provoquée par les circonstances, j’ai réalisé une série de dix objets, tous issus de matériaux récupérés dans la rue, et conçus de manière à susciter un sentiment d’attraction ludique et d’éventuelle répulsion esthétique à l’égard d’objet fabriqués à partir de matériaux pauvres.

L’ambivalence joue aussi dans l’apparence formelle des objets, dans ce qu’ils représentent.
Oui, ce sont des objet que l’on est tenté d’éprouver tactilement, que l’on a envie de toucher, mais dont le contact présente souvent un risque immédiat, celui de se piquer par exemple, ou de s’égratigner… Ils sont à l’image de notre rapport à la réalité, fait de sensualité et de souffrance, d’innocence et de perversité. Ils sont aussi une manière de rire du monde, d’en détourner l’absurdité en poésie. Mais leur fabrication compulsive aurait pu se transformer en exercice monomaniaque: cette transformation du « monde » en jouet présentait ainsi le risque de falsifier mon rapport au réel. J’en ai réalisé une trentaine qui constitue une sorte d’attirail fondateur ou de manifeste, et que l’un de mes professeurs à Londres a défini comme un « sac de nécessaire pour affronter le monde ».

Comment cette étape fondatrice s’est-elle ensuite traduite dans ton travail ?
Après l’obtention de mon diplôme aux Beaux-Arts, les contraintes sont nées de l’espace dans lequel j’étais invitée à présenter mon travail. Ainsi, l’exposition que j’ai faite dans une galerie du XVe arrondissement était complètement conditionnée par le contexte et par le lieu. J’ai procédé sur le même mode lors de l’exposition des diplômés des Beaux-Arts, en concevant une pièce spécifique au lieu dans lequel elle devait être montrée, en me servant du contexte comme point de départ. Cette relation au lieu détermine désormais mon travail.

De quelle manière ?
Le fait de s’adapter à un espace pour l’occuper de la façon la plus adéquat — qui n’exclut en rien son détournement poétique ou absurde —, nécessite d’en saisir le fonctionnement, les mécanismes intimes, la psychologie en un sens. Il s’agit enfin d’en trouver le « mode d’emploi ».
Il y a trois ans, j’ai entrepris de collectionner des modes d’emploi où apparaissent des petites mains, censées guider l’utilisateur. J’ai été fascinée par la dichotomie qui existait souvent entre le schéma conçu pour aider l’utilisateur et la complexité de sa disposition, qui plutôt que d’aider, produit l’effet exactement inverse en égarant. Ce travail avec les mains exprime aussi mon rapport à la manipulation, au geste efficace, présent dès mes premiers travaux, au fait de fabriquer. En montrant des mains articulées, affublées de pouces préhenseurs, j’ai aussi le désir de parler de mon rapport à l’acte de créer.

Le fait de présenter aujourd’hui ton travail dans un cadre collectif et dans le contexte d’une galerie dotée du projet d’échanger avec le public, d’aller à sa rencontre, a compté dans ton choix ?
J’aime quand les choses coulent naturellement. En sortant de l’école, je ne cherchais pas spécialement à être dans une galerie. Ce qui comptait était de pouvoir montrer mon travail, peu importe dans quel cadre, et de pouvoir en parler avec ceux qui venaient le voir. Le fait de pouvoir, de surcroît, travailler avec des gens de ma génération qui, comme moi, essayent des choses, en expérimentent d’autres, est extrêmement stimulant. Et puis, cette collaboration qui s’inscrit dans la durée, qui impose des échéances et donc l’obligation de produire, n’est pas moins motivante.
La volonté d’Eva, de rendre accessible la création contemporaine, de la désacraliser, de ne pas séparer la réflexion de l’objet exposé, est une démarche que je trouve généreuse et ambitieuse. C’est tout le sens de ma propre démarche: s’ouvrir aux autres, saisir toutes les opportunités de rencontres. C’est-à-dire, aller aux antipodes du système actuel qui consiste en une sorte de sanctuarisation de l’art, qui participe étroitement du désintérêt grandissant du public. Je considère que l’art est essentiel au fonctionnement de la société et à sa bonne santé. Dans ce contexte, les rencontres sont capitales, elles forcent à se remettre en cause, à questionner toujours plus profondément la société. Ces questionnements prennent souvent des allures humoristiques et légères, mais ce qui les sous-tend est grave.

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