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Lucie Chaumont

A l’occasion de son exposition « Au détail » à la galerie Eva Hober (9 avril-14 mai 2005), Lucie Chaumont parle de son travail : la place du bricolage — les outils qu’elle fabrique sont des outils de la pensée et des armes de résistance —, le rôle de la contrainte, l’absurde, etc.

Par Marguerite Pilven

Que représente pour toi cette activité spécifique qu’est le bricolage et qui a intéressé nombre d’artistes comme Matthieu Mercier ou Tom Sach ?
Ce qui m’intéresse dans le bricolage, c’est la tentative de s’approprier les choses de manière très pragmatique. Lorsque j’ai pour objectif de fabriquer une table, je regarde d’abord ce que j’ai pour le faire et s’il manque quelque chose, si je n’ai pas le bois nécessaire pour fabriquer le quatrième pied de la table, je dois trouver une solution. L’exercice devient alors de trouver un moyen de contourner la contrainte.
En posant avant tout la question de comment travailler dans la contrainte, le bricolage devient aussi pour moi une sorte de métaphore existentielle.

Ce qu’on attend essentiellement de l’outil, c’est qu’il fonctionne, or nombre des outils ici exposés décevraient cette attente. Est-ce parce que, comme le faisait remarquer Heidegger, on ne prend jamais autant conscience de l’outil que lorsqu’il ne marche plus ?
Cette limite ambiguë entre ce qui fonctionne et ne fonctionne pas est à l’œuvre dans beaucoup de mes travaux, mais ce que je recherche également par la fabrication de ces outils étranges, c’est à penser ce phénomène où de nouveaux besoins sont créés en permanence par l’invention de nouveaux outils. On trouve aussi de nouvelles fonctions à des objets, comme par exemple les modèles de téléphone mobile avec appareil photo intégré.

C’est justement ce que je me disais en observant ton Repose-Bâton qui crée un nouveau besoin absurde, celui de maintenir son bâton verticalement quand on ne l’utilise plus…
Je trouve vraiment drôle cet objet qui ne ressemble à rien. Je joue en fait avec cette notion de l’objet qui doit rendre service en la poussant jusqu’à l’absurde. Il a aussi été réalisé d’après une logique spécifique qui prévaut dans le bricolage comme dans la sculpture où l’on cherche toujours des stratagèmes. Quand je pense à ce qui se passe dans l’atelier, à tous les chemins pratiques par lesquels on passe pour fabriquer une sculpture, je trouve cela assez incroyable.
Dans le cas du Repose Bâton, ma question était : comment vais-je faire tenir ce bâton debout ? C’est de cette problématique avant tout sculpturale qu’est sortie cette proposition absurde, voire obscène.

Mais l’objet ne serait-il pas énigmatique sans son titre ? Cette absurdité apparaît en quelque sorte par le titre qui en explicite la fonction…
Cela fait assez peu de temps que je donne des titres à mes objets. Je les regroupais avant sous le vocable générique d’«attirail», avant de me rendre compte que le titre pouvait aussi contribuer à la polysémie que je cherche toujours à donner à mes objets.
Cette notion de polysémie est pour moi importante car elle ouvre plusieurs approches possibles de l’objet, dans un esprit d’ouverture vers le spectateur.

La plupart de tes pièces posées sur l’étagère renvoient aux denrées alimentaires de grande consommation…
Ces pièces sont liées à une autre piste dans mon travail portant sur les emballages qui ramènent à la problématique sculpturale du contenu et du contenant.
Les cornets empilés sont la reproduction d’un objet réel que j’ai trouvé dans la rue, sur le caddie d’un vendeur de marrons chauds. Ce type d’objet est pour moi très dense, il regroupe plein d’aspects. C’est à la fois un objet qui fait penser à l’origami mais qui renvoie avant tout à une forme de précarité. Il est fabriqué avec un journal gratuit par un Indien à qui cela permet de survivre.

Mais que t’apporte le fait de reproduire l’objet ?
C’est une façon de passer du temps avec l’objet et de le comprendre avec les mains. Ces cornets à marrons renvoient aussi à une activité de caractère répétitif qui m’intéresse beaucoup. En faisant moi-même l’expérience du geste qui se répète comme c’est également le cas avec ce muret dont j’ai fabriqué chaque brique en pliant du carton, je prends conscience de ce que représente l’économie de la main d’œuvre qui applique au geste artisanal la logique de production d’une activité mécanique.

Quelles sont ces relations que tu établis parfois entre deux ou plusieurs objets, comme par exemple entre ce tuyau d’arrosage que tu as perforé et ce bâton de jardinage sur lequel on retrouve les pastilles du tuyau sur le manche ?
Cette technique est liée à un système de recyclage qui revient dans plusieurs de mes objets et par lequel je mets en branle un effet de chaîne par lequel je réalise avec les restes d’une pièce un nouvel objet.
Cette économie du recyclage s’est mise en place après que j’ai voyagé à Cuba et en Afrique, des endroits où les conditions de vie sont tellement précaires que rien ne doit se perdre. Leur logique d’organisation est totalement l’inverse de la nôtre.
Cette notion de recyclage vient également du fait que mes propres moyens de production ne sont pas énormes. C’est aussi une manière de travailler à l’échelle de mes moyens pour déjouer une économie de production des œuvres d’art où le système de sous-traitance se généralise de plus en plus. J’ai peu de moyens, mais en passant beaucoup de temps avec, j’ai vraiment de quoi travailler.

Nombre de tes outils ont également trait à la mesure et à la quantité, comme le nuancier, l’étalon ou le mètre. Est-ce parce qu’ils sont représentatifs d’un désir de maîtrise sur les choses que tu tournes en dérision ?
En tournant en dérision mon propre désir de maîtrise sur les choses, j’introduis de la légèreté dans cet esprit de sérieux. J’ai trouvé également amusant de faire apparaître ces outils sur le terrain de l’art qui est justement celui du non quantifiable, où l’on ne trouve jamais de valeur absolue.

Est-ce aussi une manière de figurer ce rapport important dans le bricolage à la norme, au prototype ?
Dans le bricolage, il y a en effet toujours un modèle, un mode d’emploi. Mais quand on se met à essayer de faire quelque chose d’après son explication, cela s’avère impossible de reproduire le modèle parce que le mode d’emploi est imbitable. Les gens finissent souvent par s’approprier les choses à leur manière et ce côté amateur me plaît. Il m’intéresse plus que l’idée de perfection, parce qu’on se situe au moment de la réappropriation des choses, là où le plus intéressant se produit. Ce sont ces décalages infimes entre la norme et leur réappropriation qui m’intéressent. Les outils que je fabrique et montre dans le cadre de cette exposition sont en ce sens aussi à considérer comme outils de la pensée.

Que cherches-tu à mettre en place par ces écarts entre ce que l’objet est censé être et ce qu’il est réellement ?
Il y a beaucoup d’objets dans cette exposition, de différente nature. J’ai déballé quantité de choses que j’ai réalisées depuis deux ou trois ans. Les pièces gagnent à être exposées ensemble, même si je me dis toujours que chacune doit aussi pouvoir se suffire à elle-même, avoir ses qualités intrinsèques. En travaillant sur plusieurs registres, je cherche à faire coexister plusieurs niveaux de réalité et d’humour et à articuler tout cela ensemble pour que le visiteur puisse passer d’un niveau de lecture à un autre.

Peut-on dire que ton travail consiste à transformer les contraintes en règles du jeu ?
Quand je démarre un projet, je fais un état des lieux des contraintes qui sont là, de tout ce qui m’empêche de le mener à bien : pas assez de place, pas assez d’argent… Il y a en général toujours ce rapport au manque.
Beaucoup de mes pièces sont par exemple réalisées en kit où se plient en raison du manque de place dans mon atelier. Les éléments de la contrainte conditionnent ainsi la création. Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est de voir à quel point on peut transformer ainsi des contraintes très lourdes en propositions légères, poétiques ou drôles qui ne portent plus la trace de ces situations pénibles qui les conditionnent. Le lieu d’exposition conditionne également pour une large part le climat de ma production. Je cherche toujours à inscrire mes travaux de manière juste, en fonction de l’endroit où ils sont présentés.

Le thème du bricolage rejoint finalement une problématique de fond de ton travail, parce qu’on y retrouve ce rapport à une économie de moyens.
Ce rapport est effectivement métaphorisé à tous les niveaux de mon travail. En amenant des problèmes concrets sur un terrain ludique de création, une vraie respiration devient possible. La position du jeune artiste qui commence n’est pas toujours facile à assumer, il faut avoir une foi à déplacer les montagnes. C’est une situation étrange parce que personne ne te demande de faire cela. Cette liberté est parfois très lourde à porter.

En sortant du circuit du besoin, les outils se libèrent de leur fonction utilitaire…
Le côté fictif ou poétique est obtenu par ces écarts. Je fonctionne beaucoup dans le travail par accumulation de petites choses, de petits détails que je remarque. Je travaille à l’échelle de la main, dans un souci d’analyse des choses qui nous entourent et du geste juste. Pour faire passer une idée, il n’y a pas nécessairement besoin de recourir à des gestes spectaculaires.

Le milieu de l’art n’échappe pas à la question de la productivité et de la rentabilité, et elle met une pression énorme aux artistes. J’essaye de prendre position à ma mesure, à mon échelle, en fabriquant ces outils qui sont aussi des armes de résistance.

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