— Éditeur(s) : Crisnée, Éditions Yellow Now
— Année : 2002
— Format : 12 x 17 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleur
— Page(s) : 69
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-87340-160-5
— Prix : 11,40 €
Extrait
« An Economy of Truth »…
par Emmanuel d’Autreppe
Que la photographie ait à voir avec l’économie, c’est l’évidence même. On prend une photo, on la redistribue (elle circule, flanquée de plus-values de plus en plus hallucinantes : on tombe dans le marché). L’image elle-même prend (arrache au réel des pans de sa visibilité) et donne (à voir, à penser). Elle découpe, divise et multiplie ; elle se monnaie toujours peu ou prou, et s’échange, objet de partage et de diffusion, d’enrichissement et de dépossession (au propre et au figuré), d’appropriations successives ou d’usurpations — et pourtant objet gratuit par excellence, image que l’on peut produire et aimer dans le plus parfait et secret désintéressement. Objet devenu vain à la longue, diront peut-être même certains.
Que la photographie ait à voir avec la vérité… n’est pas moins vrai. On l’a crue, on la croit — au prix fort parfois (retour à l’économie), elle le paie encore —, on la prend pour argent comptant ; une image qui ressemble, une trace qui ne peut mentir, qui prouve le gros et le détail, qui authentifie. Autant dire une monnaie de singe, de songe, de mensonge.
« Un mensonge qui dit toujours la vérité », trancherait le poète…
Les hommes, dans tout ça… L’Europe… Parlons-en justement de celle-là , qui sera « économique » ou ne sera pas — et qui ne se fera pourtant que si l’on tient compte aussi de sa, ou plutôt de ses vérités… Où sont, qui sont ces gens que le photographe a tant à cÅ“ur de ne pas complètement perdre de vue, disséminés aux quatre coins du Vieux continent et aux quatre bords des images, de plus en plus présents, jusqu’à grouiller parfois, au fil de cette séquence qu’il a conçue comme un patchwork en zig-zags, plus que comme un trajet, un voyage ; souvent de loin ou de trois-quarts dos, fragmentés ou décadrés, discrets et insolites, saisis dans un repli oublié du quotidien, en plein air… Les Américains de Frank sont loin, les Européens de Cartier-Bresson aussi, ils ont rencontré la couleur et cela a changé les imaginaires et la figuration, leur rapport aux taches et aux à -plats, aux formes et aux lumières, c’est-à -dire les rapports des hommes entre eux : Lou semble parfois vouloir nous dire que l’Europe, c’est avant tout une question de rencontre de couleurs, de chocs plus ou moins harmonieux, de mÅ“urs bariolées, sans qu’il soit besoin pour cela d’en remettre dans le pittoresque, le touristique, le folklorique. Et que, dans le vaste marchandage du tout-à -l’Europe, il s’agirait de veiller à ce que l’essentiel — le fond d’une couleur, comme un fond de vérité — ne se perde pas.
« La couleur n’illustre pas un sujet ou la scène que je photographie; c’est une valeur en soi. C’est même l’émotion de la photographie », prétend Harry Gruyaert, probablement l’un des plus grands photographes « utilisant » la couleur actuellement… Il est vrai que la couleur, en photographie, semble pouvoir être beaucoup de choses, mais elle n’est le plus souvent qu’une seule chose à la fois. Supplément de réalisme pour la photographie de reportage, de dépaysement pour l’exploration du monde, de kitsch pour la mode; valeur esthétique à part entière, utilisée pour ses potentialités formelles voire sa dimension symbolique, expressive ou descriptive; elle peut tirer la lecture de l’image vers l’artificialité manipulatrice, la picturalité, la grandiloquence discursive ou l’outrance pop, la fiction théâtralisée ou cinématographique, elle peut encore, et encore… Elle peut tout mais au prix, semble-t-il, de bien des efforts consentis pour se dégager des connotations péjoratives dont les puristes l’ont souvent et longtemps encombrée. Elle avait ses preuves à faire, et c’est toujours délicat : c’est ainsi que la couleur a été à la fois un pied au cul de la photographie (pour avancer, c’est par là ) et une sorte de boulet qu’elle traînait, un peu péniblement dans les premiers temps, sans trop savoir à quoi l’utiliser. Les preuves sont faites à présent, à maints égards ; la légitimité acquise, la variété des possibilités reconnue, et un panthéon de coloristes recouvre progressivement les cimaises. La couleur en photographie se retrouve à un seuil, qui est celui de la liberté : le début de la fin, ou un début tout court ?…
L’avenir seul nous le dira, mais la grande liberté de ton et de propos dans la réponse de Lou M.C. Mulder à ces questions — si tant est qu’il y ait vraiment heu de se les poser — tient probablement à des éléments beaucoup plus simples, plus immédiats, plus spontanés. Il y a fort à parier que, intuitivement, Lou a conscience de tout cela, mais quelles meilleures raisons pourrait-il y avoir, pour pratiquer la photographie en couleur, que d’aimer la photographie et d’aimer la couleur ? Et même d’aimer la vie, qui sauf erreur (et même en Belgique, pour qui sait y voir), n’est jamais monochrome. C’est probablement sur cette voie, d’un amoureux de ce qu’il voit, de ce qu’il sent, de ce qu’il touche, qu’il faut suivre Lou. Bien sûr, presque inévitablement, le sujet principal de ses images apparaît bien être la couleur; mais c’est aussi, dans le même temps, bien d’autres choses. La couleur ne vaut jamais pour elle-même, comme une pure spéculation sur les formes et les surfaces ; en composant ses photographies par plans colorés, par pans lumineux, Lou M.C. Mulder recherche aussi une substance, gardant un lien avec le réel, tirant sur celui-ci pour le tisser, l’enrichir. C’est dans cette épaisseur, dans cette chaleur à la fois humaine et très cérébrale, que se niche la vraie couleur de ses images.
An Economy of Truth, bien modeste et bien vaste projet en vérité, qui consiste simplement à sillonner l’Europe, en touriste affairé ou en flâneur disponible, à recueillir les trop-pleins de lumière que la vie ne manque jamais de déverser, à Lisbonne comme à Gand, en Italie ou dans le midi de la France. Ce n’est ni un tour d’Europe ni un tour des couleurs – comme on ferait le tour d’une question esthétique, ou d’une limite géographique. Il ne s’agit pas plus pour Lou de s’inscrire dans une grande tradition du reportage qui, des tourments existentiels de Frank au symbohsme racé de Cartier-Bresson, prétendrait nous livrer une vision, objective ou subjective, de toute une population, de tout un territoire affectif, de tout un mode social… Il s’agit plutôt ici de tranches de vie, infiniment minces parfois, captées dans des décors dont la vie justement semble s’être retirée mais qu’elle n’a jamais complètement désertés : une silhouette floue, une affiche bariolée, un vêtement flashant, un reflet ou une ombre, un mouvement décadré soulignent que c’est bien l’humain qui importe ici, c’est bien lui qui fait le lien entre ces taches de couleur disparates qui s’opposent et se répondent; les images sont indéchiffrables parfois, abstraites ou précises aussi, mais toujours prélevées dans ce que le monde garde à la disposition de l’homme pour reconstruire, inlassablement, son quotidien. Il est inépuisable, comme est infinie la gamme et la variété des teintes, des correspondances, des accidents de tous ordres qui accrochent le regard, en tout cas le regard attentif — et parfois amusé, joueur, complice —, celui du photographe.
Constamment, la photographie nous rappelle qu’ouvrir les yeux, c’est s’obliger sans cesse à réinventer un langage inédit, éveillé, malicieux, révolutionnaire à sa manière ; c’est-à -dire enfantin… Par petites touches discrètes, l’univers de Lou joue d’ailleurs de cette capacité d’une suite d’images à faire surgir une poésie ambiguë, des agencements inattendus dans l’espace. Du linge qui sèche, une viande trop rouge, un sourire jaune ou un regard noir, un mur uni que désunit une ombre franche, autant de rencontres, de juxtapositions entre de petits mondes possibles. La couleur c’est la vie et la vie, c’est la couleur ; nous d’Europe ou d’ailleurs, nous y baignons, en plein dedans, juste au milieu…