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Look At Me I Look At Water

A l’entrée de la galerie Suzanne Tarasiève un panonceau met en garde les personnes sensibles contre la dureté des images exposées. Il est vrai que la contemplation des photographies de la série Look At Me I Look At Water de Boris Mikhailov est parfois insoutenable. Dans une lumière crue, l’artiste ukrainien montre des corps déformés, des visages dévastés, des sexes nus ou des scènes érotiques grotesques dans des intérieurs insalubres.

L’exposition, accrochée par Boris Mikhailov lui-même, est dédiée «à tous ceux qui ont été obligés de partir et à tous ceux qui l’ont choisi ; à ceux qui sont encore en mouvement et à ceux qui ont décidé de s’arrêter ; à tous ceux qui essaient, errent et réussissent…».

L’ensemble des photographies constitue un tout, issu d’une proposition faite par la Heiner Müller Gesellschaft, et qui a abouti à la composition d’un ouvrage paru en 2004 aux éditions Steidl, où se mêlent les mots de l’écrivain est-allemand et les photos de l’artiste ukrainien, auteur déjà de plusieurs livres d’artiste.
Présentée précédemment au Centre de la Photographie de Genève, en 2005, l’année suivante au Crac Languedoc-Roussillon à Sète, puis récemment, en novembre 2007, au Sprengel Museum de Hanovre, la suite est constituée de photographies, anciennes ou récentes, entre lesquelles sont intercalés des textes de Heiner Müller, dont la disposition est chaque fois différente.

Boris Mikhailov a de fait conçu Look At Me I Look At Water, où les images nourrissent le texte et inversement, comme une «recherche expérimentale pour s’approprier l’œuvre» de Heiner Müller, bâti sur la réinterprétation des mythes anciens et leur déplacement dans le contexte contemporain. Boris Mikhailov voit dans ses photographies et dans l’œuvre de Müller un même «état d’esprit, une tension interne». A l’instar de Heiner Müller, il est tiraillé entre «l’Est et l’Ouest», et construit son œuvre sur les restes, les résidus de l’Histoire.

Boris Mikhailov est un photographe moraliste, dans le sens où il porte une réflexion sur les mœurs et la morale de son temps, à la manière des philosophes du XVIIe siècle, pointant avec acuité et cruauté les travers de leur époque pour mieux les dénoncer. Cette démarche se double chez l’artiste d’une forme de compassion pour les sujets représentés, dont on ne perçoit au premier abord que le voyeurisme.

Dédié à «ceux qui partent», Look At Me I Look At Water fut entamé à une période de voyages incessant entre l’Est et l’Ouest, l’artiste ressentant alors un sentiment de perte d’identité. Il montre les conséquences sociales catastrophiques et le terrible chaos physique et mental qui a suivi la chute de l’Union soviétique, Etat totalitaire qui pendant des décennies formata les corps et les esprits.

Si la série fait référence à l’exil, c’est à celle des Russes exilés dans leur propre pays, à celle d’êtres perdus dans leur propre corps et leur propre esprit. Entre document et travail photographique à part entière, le travail de Boris Mikhailov fait un parallèle entre les mutations sociales et les corps mutants, la dégénérescence d’une civilisation et la corruption des mœurs. Ses images choquantes ébranlent la conscience, car elles montrent une réalité vraie que la pratique photographique de l’artiste ne saurait enjoliver.

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