La prochaine exposition «Ce qui n’a jamais été/Ce qui pourrait être» aborde la question du possible dans l’œuvre de Pierre Bismuth, comment avez-vous dégagé cette thématique?
Nicolas Jolly. Il me semble qu’une clef d’interprétation pertinente pour comprendre cette question du potentiel est à chercher dans la pensée de Giorgio Agamben, et plus précisément dans la notion de «désoeuvrement» qui a beaucoup inspiré le travail de Pierre Bismuth. Même s’il ne s’agit pas de concevoir l’exposition comme une illustration de cette philosophie, le verbe «désœuvrer» résume bien sa démarche. Pierre Bismuth rend en effet les objets inopérants, ses œuvres désactivent des dispositifs, à l’image des Coming Soon qui annoncent quelque chose qui n’arrive pas ou de Des choses en moins, des choses en plus (ndlr: des trous de différentes tailles percés à même une paroi monumentale) qui ôte au mur son opacité et le prive de sa fonction initiale. Désœuvrer ne signifie donc pas détruire, au sens où l’on peut lire parfois que Pierre Bismuth sabote les contenus, les régimes perceptifs ou les produits culturels. Sa déconstruction est au contraire plus affirmative, elle donne lieu à une œuvre énergique, qui inaugure de nouveaux rapports à l’objet. J’aime la formule qui consiste à dire qu’elle se dérobe, mais en la comprenant alors dans un sens très actif, non comme une fuite, mais comme une autre façon de faire circuler et résonner les idées, d’ouvrir un champ de possibles.
Au-delà de Giorgio Agamben, le thème du possible trouve une actualité dans la philosophie de Quentin Meillassoux qui affirme que tout est absolument contingent et peut à tout moment devenir autre. Avez-vous lu ses livres?
Pierre Bismuth. Non, nous avons bien visionné sa conférence «Métaphysique et fiction des mondes hors-science», et je m’y retrouve, toutefois je n’en suis pas assez informé pour en parler. Bien sûr la notion de contingence qu’il utilise est centrale dans mon travail, c’est même un mot essentiel, mais c’est plutôt le terme de désœuvrement, emprunté à Gorgio Agamben, qui a influencé ici mon travail, et peut-être encore davantage sa traduction anglaise, que le philosophe convoque également, inoperativeness, littéralement «inopérativité» en français. Rendre les choses inopérantes, c’est ma façon de retrouver la contingence dans les objets, d’en faire des possibles pour tout un ensemble d’interprétations et d’usages. Je dis souvent que les choses n’ont pas à être ce qu’elles sont, et c’est particulièrement vrai pour mes œuvres qui ne sont pas là pour révéler une vérité ou incarner un message particulier. Tout y est absolument contingent.
Cette contingence se manifeste également dans un choix de mediums très différents et d’objets inclassables. Dans toute votre Å“uvre, il n’y a pas forcément de formes fixes, on peut parler d’une plasticité plurielle, mouvante…
Pierre Bismuth. Assez curieusement, alors que je me suis moi-même longtemps posé la question, je me détache aujourd’hui de cette idée d’éclectisme à propos de mon oeuvre. Sans doute parce que dans la production actuelle les plasticiens utilisent beaucoup de matériaux différents sans que cela pose problème. Nous sommes en train d’éditer un catalogue raisonné de mon travail qui compte à présent plus de 900 œuvres. J’y trouve finalement une cohérence, ne serait-ce que parce que je m’intéresse aux mêmes principes au fil de mes productions. Il est vrai que je ne suis pas à la recherche d’une justesse dans chaque objet ou dans chaque matériau. Le plus important pour moi est de définir un protocole que je vérifie ensuite par la production d’objets. Or, cette vérification ne peut se faire sur une ou deux pièces, j’ai besoin de multiplier les expériences sur une dizaine, de changer de médium, parfois même de m’arrêter un temps, puis de revenir dessus. J’aime voir comment ces protocoles évoluent dans le temps, en se nourrissant d’autres idées. Au final, mon œuvre présente des phases très différentes, mais elles sont toutes perméables entre elles.
Nicolas Jolly. L’exposition fait d’ailleurs dialoguer de nouvelles pièces avec d’autres plus anciennes, sans être pensée pour autant comme une rétrospective. Les séries Coming Soon et En suivant la main droite de ont été débutées il y a de nombreuses années, mais toutes les pièces présentées sont récentes: En suivant la main gauche de Lacan et En suivant la main droite de Freud datent par exemple de 2012. Il est intéressant de voir comment un même protocole peut évoluer dans sa forme tout en restant fidèle à l’intention de départ.
La série des «Performances» — des instructions dictant une ou des actions à peine perceptibles à des participants — est pour la première fois présentée sous la forme d’une toile. En se détachant de l’affiche ou de l’inscription à même le mur, la série trouve une nouvelle actualité, le bleu d’incrustation acquiert une nouvelle profondeur.
L’exposition présente également des travaux inédits, comme la série des Cyclos, des boites vides reproduisant en taille réduite des studios de télévision en «green screen» (ndlr: un système de trucage permettant de monter différentes images filmées séparément, sur fond vert ou bleu). Là encore, c’est un nouveau travail, mais que l’on peut facilement rattacher à l’ensemble de l’œuvre car elle mobilise cette même technique vidéo d’incrustation, déjà présente, entre autres, dans les «Performances».
Lorsque nous sommes arrivés au salon, vous vous êtes arrêtés sur des trous percés dans les murs du Grand Palais. A y regarder de près, le trou est un motif récurent dans votre œuvre — les disques découpés ou les boîtes vides ici — comment l’interprétez-vous?
Pierre Bismuth. C’est étrange, pendant très longtemps, je concevais le trou comme en dehors de tout, je n’arrivais pas à le situer dans le reste de mon œuvre. Je le concevais un peu comme mon jardin secret où j’allais m’occuper seul, m’adonner à une pure activité physique, à une dépense qui n’a pas besoin d’être intellectualisée. Le trou représente, je crois, l’œuvre sans idée. Nicolas Jolly est le premier à avoir rapporté logiquement ce motif, que je considérais comme une excentricité, à l’ensemble de mon œuvre, en en faisant l’image de mon procédé: défaire systématiquement les significations, démonter les représentations, c’est-à -dire évider les surfaces. Cette idée me plaît vraiment, car je ne me représente pas le trou d’une façon négative, je ne le conçois certainement pas comme une remise à zéro.
Le trou pourrait être tout aussi bien l’image même du potentiel, de ce que l’on va remplir?
Nicolas Jolly. Oui et non. Je crois, comme le dit Gorgio Agamben, que le potentiel n’est pas simplement ce qui est en passe de s’actualiser — plusieurs pièces le montrent assez bien. Prenons les Cyclos, ces studios d’incrustation miniatures ne sont pas fonctionnels, ils empruntent plutôt aux codes du minimalisme pour devenir des sculptures. Ces pièces, et c’est assez déconcertant, ne donnent précisément rien à voir, elles montrent bien plutôt ce qui ne doit pas être montré, ce qui est d’habitude caché au spectateur. Toute la nuance et la force de l’œuvre de Pierre Bismuth se trouvent là , dans cette manière d’installer une action potentielle, mais non actualisée. On peut définir la démarche de Pierre Bismuth en ces termes: suivre une logique jusqu’à l’accident, ne pas la faire aboutir. Il cherche surtout l’erreur, une faille dans le système. La série En Suivant la main de… fait sortir le public de l’économie ordinaire du spectateur, en traduisant le script d’un film sous la forme d’un dessin, ce dessin oblitérant lui-même peu à peu l’image, de sorte que se révèle une œuvre potentielle (ce nouveau tracé) sous l’œuvre réelle (la scène du film originel). Elle illustre parfaitement, je crois, la phrase de Gorgio Agamben selon laquelle «il faut rendre incomplet ce qui est arrivé et compléter ce qui n’est jamais arrivé».
Votre rapport avec le cinéma est marqué par une certaine ambiguïté: très présent dans votre travail — vous avez même été co-scénariste du film oscarisé Eternal Sunshine of the Spotless Mind — sans que votre œuvre plastique soit cinématographique…
Pierre Bismuth. Je fais surtout partie d’une génération, avec des gens comme Douglas Gordon ou Pierre Huyghe, qui a été éduquée au cinéma par l’intermédiaire de la télévision. Et comme on ne produit jamais qu’à partir de ce qui nous a nourri, le cinéma est devenu une influence parmi d’autres. Je porte toutefois un regard assez particulier sur le cinéma, je n’y vois pas du tout, par exemple, de narrativité, je ne regarde jamais un film à travers son histoire. Ce qui n’est pas sans poser problème lorsque je dois raconter ce que je vais produire. Godard disait que l’origine du script réside dans la compatibilité nécessaire des producteurs, dans la façon dont un scenario peut et doit être communiqué à ceux qui investissent dans un projet. Or précisément cette tâche est compliquée pour moi, j’en suis capable bien sûr, mais ça me demande un travail supplémentaire.
Nicolas Jolly. On voit très bien comment Pierre Bismuth se sert du cinéma dans la série « Biopic », qui en un sens annonce déjà son futur projet de film. Il s’agit là de mettre en œuvre une stratégie qui consiste à faire entrer en résonance des objets différents. Dans cette série d’affiches fictives, ou plutôt d’affiches de films qui n’ont jamais existé, Pierre Bismuth crée des accidents entre les logiques de notoriété de l’art et du cinéma, au départ très éloignées l’une de l’autre. Il a ainsi cherché des acteurs qui auraient pu interpréter des rôles d’artistes très connus: Jeff Koons joué par Tom Cruise, Ed Ruscha par Clint Eastwood, Marcel Duchamp par Basil Rathbone. Le télescopage des logiques crée des effets surprenants, à l’image des lapins de Koons surimprimés sur une scène de gangsters.
Cette superposition des logiques répond finalement assez bien à une façon de concevoir la production artistique dans le collectif, parfois même en déléguant. Dans En suivant la main de…, ce sont les mains des acteurs qui dessinent, et non plus l’artiste.
Pierre Bismuth. Cette exposition s’est d’ailleurs montée dans la concertation, je dis souvent que je crée en réaction, parce que j’ai besoin d’être dans l’échange pour produire. Je crois même qu’à une époque, quand j’ai ressenti un manque d’expositions de groupe, j’ai essayé de recréer l’impression ou l’effet d’une exposition collective dans mes solo shows! Ma prochaine monographie à la Kunsthalle de Vienne (ndlr: à partir de février 2015) parle de cette difficulté à prendre une décision quand on expose seul. J’ai proposé de l’appeler « Der Kurator, der Anwalt, der Psychoanalytiker » («Le Commissaire, l’avocat et le psychanalyste»). Elle rappelle une performance que j’avais montée au Musée de l’histoire du judaïsme en 2010: Le Psy, l’Artiste et le Cuisinier. La règle est simple, je demande à chacune de ces personnes de faire des choix dans mon travail selon les points de vue très spécifiques de leurs domaines respectifs. Ce protocole me permet de résoudre la question de la décision personnelle, qui n’est pas simple chez moi.
Cette entrevue a été possible grâce aux galeries Bugada et Cargnel (Paris) et Jan Mot (Bruxelles) qui nous ont accueilli durant la Fiac 2014.