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L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

Un classique fondateur de l’esthétique moderne, dans une traduction revue par le philosophe Rainer Rochlitz, disparu il y a peu. Un essai d’autant plus à lire qu’à l’ère de la virtualité, son actualité est pertinente : la majorité des œuvres actuelles étant reproductibles, se pose la question de leur aura d’œuvre unique, d’original…

— Éditeur : Allia, Paris
— Année : 2002
— Format : 17 x 10 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 78
— Langue : français
— ISBN : 2-84485-107-X
— Prix : 6,10 €

Avant-propos
par Walter Benjamin (extrait, pp. 9-12)

Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les élèves dans l’apprentissage de l’art, par les maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, enfin par des tiers par amour du gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction technique de l’œuvre d’art représente quelque chose de nouveau, un phénomène qui se développe de façon intermittente au cours de l’histoire, par bonds successifs séparés par de longs intervalles, mais avec une intensité croissante. Les Grecs ne connaissaient que deux procédés techniques de reproduction : la fonte et l’empreinte. Les bronzes, les terres cuites et les monnaies étaient les seules œuvres d’art qu’ils pouvaient reproduire en série. Les autres ne comportaient qu’un seul exemplaire et ne se prêtaient à aucune technique de reproduction. Avec la gravure sur bois, on réussit pour la première fois à reproduire le dessin, bien longtemps avant que l’imprimerie permît la reproduction de l’écriture. On connaît les immenses transformations introduites dans la littérature par l’imprimerie, c’est-à-dire par la reproduction technique de l’écriture. Mais, quelle qu’en soit l’importance exceptionnelle, elles ne représentent qu’un cas particulier du phénomène que nous envisageons ici à l’échelle de l’histoire universelle. Le Moyen Âge ajoutera à la gravure sur bois la gravure sur cuivre, au burin et à l’eau-forte, le début du XIXe siècle la lithographie.

Avec la lithographie, les techniques de reproduction atteignent un stade fondamentalement nouveau. Le procédé beaucoup plus direct, qui distingue l’exécution du dessin sur une pierre de son incision dans un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit pour la première fois à l’art graphique de mettre ses produits sur le marché, non seulement en masse (comme il le faisait déjà), mais sous des formes chaque jour nouvelles. Grâce à la lithographie, le dessin put accompagner désormais la vie quotidienne de ses illustrations. Il commençait à marcher au même pas que l’imprimerie. Mais à peine quelques dizaines d’années s’étaient-elles écoulées depuis la découverte de la lithographie que la photographie, à son tour, allait la supplanter dans ce rôle. Avec elle pour la première fois, dans le processus de la reproduction des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus importantes, lesquelles désormais furent réservées à l’œil rivé sur l’objectif. Et comme l’œil saisit plus vite que la main ne dessine, la reproduction des images put se faire désormais à un rythme si accéléré qu’elle parvint à suivre la cadence de la parole. L’opérateur du cinéma, en filmant, fixe les images en studio, aussi vite que l’acteur dit son texte. Si la lithographie contenait virtuellement le journal illustré, la photographie contenait virtuellement le cinéma. À la fin du siècle dernier on s’attaqua au problème que posait la reproduction des sons. Tous ces efforts convergents permettaient de prévoir une situation que Valéry caractérise ainsi : « Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin, dans nos demeures, répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. » [Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité », Pièces sur l’art, Paris : Gallimard, 1934, p. 105 — N. d. T. : Œuvres, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, t. II, p. 1284 sq. (RR)]. Vers 1900, la reproduction technique avait atteint un niveau où elle était en mesure désormais, non seulement de s’appliquer à toutes les œuvres d’art du passé et d’en modifier, de façon très profonde, les modes d’action, mais de conquérir elle-même une place parmi les procédés artistiques. À cet égard rien n’est plus révélateur que la manière dont ses deux manifestations différentes — la reproduction de l’œuvre d’art et l’art cinématographique — agissent en retour sur les formes artistiques traditionnelles.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions)

L’auteur
Walter Benjamin est né en 1892 à Berlin et est mort en 1940 près de Port-Bou. Philosophe, il a publié plusieurs essais historiques et esthétiques.

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