Depuis moins d’un quart de siècle, l’hégémonie mondiale incontestée du marché, les nouveaux rapports internationaux, et le développement de nouveaux modèles de production et d’échange, ont accompagné un vaste et rapide passage d’une économie des biens à une économie des savoirs et des connaissances.
Désormais, les choses comptent moins que les informations, la production moins que la circulation, les fixités moins que les mutations et mouvements, bref, les matières moins que les flux.
En dépit de la nuance spatiale du mot, la mondialisation est affaire de nouveaux rapports de vitesses et de matières plus que d’espaces.
Car l’extension à l’échelle planétaire des activités et des échanges, la nouvelle division du travail et les nouvelles manières de produire, de communiquer, de vivre, et de créer, tout cela repose sur un bouleversement dans l’ordre des vitesses et des matières du monde.
La matière du monde a changé. Les temps où le centre de l’activité sociale reposait sur le charbon et l’acier sont révolus. L’époque du pétrole touche elle-même à sa fin. La chimie a fait place à l’électronique. Les objets pesants, lents, et nécessairement assujettis à un lieu sont supplantés par l’information numérique qui, matière langagière, circule dans les réseaux physiques ou immatériels dont la planète est tissée.
La vie, la production, la création continuent évidemment à se déployer dans la matière dure et résistante, mais ce que l’on pourrait désigner comme la «matière socialement dominante» (c’est-à -dire la plus valorisée) s’allège jusqu’à atteindre le stade d’impondérabilité de l’information, du langage, des nombres, des algorithmes — et du savoir.
C’est la virtualisation de la matière socialement dominante qui a autorisé son accélération, et, par conséquent, son extension à l’échelle du monde. Autrement dit, la mondialisation.
Désormais, la mobilité (le nomadisme) et la vitesse (l’instantanéité) sont les principaux traits de l’activité sociale.
Quant à l’art, il est assez banal de constater qu’il s’internationalise, que les artistes, les œuvres et les collectionneurs sillonnent le monde, que les biennales internationales se multiplient et que le phénomène des foires, forcément internationales elles aussi, vient attester de l’emprise croissante du marché sur le mouvement de l’art.
Tout cela circule, se rencontre, s’échange, s’achète et se vend, sur un territoire qui se dilate sans cesse jusqu’aux confins de la planète, c’est-à -dire jusqu’aux désormais «pays émergents» qui font depuis peu leur entrée dans le monde civilisé de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en accédant simultanément au marché des biens et à celui de l’art.
Mais, et c’est le plus important, les œuvres elles-mêmes n’ont pas échappé à la mondialisation. Elles ont changé avec le monde, et aussi vite que lui.
L’irruption de la photographie dans le monde de l’art à partir des années 1980, en tant que matériau artistique, est à cet égard éloquent.
Comparée à la peinture, la «photographie des artistes» s’inscrit dans un processus de dématérialisation, d’allégement, d’accélération, de mobilité croissante, et d’a-subjectivité des œuvres.
Alors que les photographes utilisent la photographie dans une démarche de reproduction et de témoignage (même si les formes diffèrent souvent de celles des documents canoniques), les artistes adoptent au contraire la photographie pour ses qualités de matériau susceptible de capter certaines des forces du monde d’aujourd’hui qui défient les pratiques et matériaux traditionnels, en particulier la peinture.
De la peinture à la photographie, la posture artistique a radicalement changé: tandis que peindre consiste à imposer une forme à une matière, photographier s’inscrit, chez les artistes, dans une recherche permanente de nouveaux matériaux artistiques.
Le mouvement des avant-gardes du XXe siècle peut ainsi être compris comme une longue tentative pour trouver de nouveaux matériaux face aux matériaux artistiques traditionnels, impuissants à rendre visibles certains des grands mouvements d’un siècle chahuté par l’histoire.
Depuis Dada, tout a ainsi servi de matériau artistique : les matériaux traditionnels (peinture, bronze, aquarelle, etc.), les matériaux organiques et corporels, les actes et les gestes, les paysages, les concepts et les mots, tous objets, etc.
Cette multiplicité et cette diversité de matériaux artistiques expriment en fait un changement d’époque : la fin du régime de la représentation et de la forme, l’avènement du régime esthétique des forces et des matériaux.
En effet, à l’époque de la mondialisation, faire art consiste moins à représenter, à donner forme à une matière existante (peinture, bronze, etc.) qu’à capter des forces du monde au moyen de matériaux choisis et élaborés à chaque fois spécifiquement.
La place croissante dans les œuvres de l’électronique, des réseaux numériques, de l’information, de la vidéo et des jeux, correspond à l’une des tentatives de mettre l’art au tempo du monde, de le mettre en mesure de suivre le monde dans ses devenirs.
Le monde de la mondialisation étant un monde intense et foisonnant de forces, de vitesses et de matières plus que de formes, sans être un monde informe, il déjoue la représentation. Faute de pouvoir le reproduire, l’art tente de le suivre. «Suivre n’est pas du tout la même chose que reproduire, et l’on ne suit jamais pour reproduire» (Deleuze-Guattari).
André Rouillé.
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Didier Rittener, Auto-protection, 2005. Installation. Polyester. Dimensions variables. Photo : André Morin / Le crédac.
A lire :
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, ed. Minuit, Paris, 1980.