ART | CRITIQUE

Locus Solus

PCéline Piettre
@11 Nov 2009

Locus Solus, titre d’un roman de Raymond Roussel, est le lieu de l’imaginaire et de la mémoire. Une invitation à l’art comme expérience du dépaysement. Une promenade à travers l’existence.

Dans le roman de Raymond Roussel, écrit en 1914, le scientifique Martial Canterel convie ses collègues à visiter sa propriété baptisée «Locus Solus» ou Le Lieu solitaire. L’excursion les mènera aux frontières du fantastique, à la découverte d’une réalité remodelée par les inventions du savant, où vivent un chat sans pelage, une danseuse à la chevelure musicale prisonnière d’un diamant et des défunts préservés de la décomposition par la ressurectine… Initiatique, la promenade ouvre sur l’insolite, l’imprévu, l’inconnu… jusqu’à révéler tout à la fois les fantasmes du siècle et nos paysages intérieurs.
La même ambiguïté entre réel et imaginaire, le même contenu existentiel, la même inquiétude habitent les espaces de la galerie Yvon Lambert.
Les paysages d’Olafur Eliasson et de Tacita Dean, territoires isolés, zones frontières entre nature et urbanité, irradient d’une aura mystérieuse.
Photographié depuis un train, l’Empty Landscape de Nan Goldin est une invitation à la contemplation et à la fuite de soi, paradoxe contenu au cœur même du «sentiment océanique» de Romain Rolland, cette volonté de faire un avec le monde au risque de s’y perdre.
Chez la photographe du Boston Group, le voyage a une résonnance funèbre. Elle fait de ce paysage d’eau et de ciel, où la lumière aveuglante confine à la disparition, une métaphore de la mort.

La mort comme un passage, résultat d’une métamorphose… La mort du corps, que le héros de Locus Solus tente justement de combattre par la science. N’est-ce pas le contenu latent de la sculpture en porcelaine de Kiki Smith, par cette transformation de la femme en chouette, attribut de l’occulte et du caché?
Tout comme le rapace naturalisé de Jason Dodge, que l’on croit d’abord endormi, l’animal nocturne, nyctalope, a le pouvoir de voir l’invisible : un ailleurs, un au-delà. Peut-être s’agit-il aussi de nos instincts ensommeillés, du trésor de l’intime, enfoui comme le sont les pierres précieuses (améthystes, grenats et rubis) dans le corps empaillé de la chouette, qui luit du dedans (le verbe luire, lucere en latin, donnera ensuite le mot lucide).

Ainsi, dans Locus Solus, la promenade est aussi intérieure. Dans la lignée de Kiki Smith et de Jason Dodge, Louise Bourgeois voyage dans cet inconscient dont on ne connaît à l’avance les routes sinueuses, en reprenant sur des tissus domestiques le motif (récurrent dans son œuvre) de la spirale — symbole de la descente au fond de soi. Dépassant le cadre individuel,
Anselm Kiefer réactive les mémoires collectives, par un cheminement incessant à travers l’histoire et la matière. L’absence de couleur, les perspectives désertes, l’utilisation du charbon, en dénoncent les amnésies. Am Anfang (du nom de la pièce conçue par l’artiste allemand pour l’Opéra Bastille en 2009) témoigne donc d’une humanité fragile, à l’image de la forêt à peine esquissée de Cézanne, que menacent, un peu plus loin, les silhouettes imposantes des arbres morts de Loris Gréaud.

Chez Bertrand Lavier, Ian Wallace, Louise Lower, Guilio Paolini et Niel Toroni, il est encore question d’histoire, mais d’histoire de l’art cette fois. A partir d’une réflexion sur les formes, les courants, les médiums et l’univers de l’artiste, ils remontent le temps dans une perspective critique.

David Claerbout, lui, travaille sur la temporalité de l’espace. Il envisage les architectures comme évolutives, modulées par notre propre expérience : celle physique de la déambulation et l’autre, émotionnelle, variable selon la nature de nos projections affectives et de notre situation sociale. Son film de 18 minutes, Sunrise, montre une femme de ménage arpentant au grès de ses tâches la maison dans laquelle elle travaille.
L’espace domestique, peu meublé, ouvert sur le jardin grâce à de larges baies vitrées, se démarque par sa perméabilité entre intérieur et extérieur. Le lieu se charge progressivement et imperceptiblement de cette présence discrète, se transforme, liant le bâtiment, le paysage et l’homme qui les habite.

Tout comme le savant, l’artiste, construit une nouvelle réalité. Tout comme Martial Canterel, il défi les lois de la nature, oppose au réel sa ténacité et ses espérances, son imaginaire, et nous entraîne dans son sillage, pour le meilleur et pour le pire. Ses inventions sont aussi inutiles que celles du scientifique de Locus Solus mais elles accompagnent l’humanité de leur lumière et la questionne. Le No End de Stefan Bruggemann, écrit en lettres de vinyle noir, se détache sur le mur blanc comme pour confirmer cette permanence de la création et son absence salutaire de finalité.

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