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Llámame mariachi

Le Centre Pompidou a eu la chance de vivre un automne printanier, une floraison créatrice quelque peu anachronique. Aux côtés du foisonnant Vidéodanse et de l’éclectique Nouveau Festival — tous deux accessibles en entrée libre —, les Spectacles vivants ont accueilli dans le cadre du Festival d’automne une programmation dont la transdisciplinarité renoue avec la vocation première du lieu parisien. Plus encore que les autres années, l’écriture théâtrale s’est abreuvée aux nouvelles technologies du son et de l’image (Vieux Carré, The Wooster Group) tandis que la danse revenait aux sources de la performance avec un usage presque envahissant de la vidéo, au point que l’on se pose la question de l’étendue de la pandémie à venir.

Programmées à quelques jours d’intervalle, les créations de Steven Cohen et de La Ribot, bien qu’aux antipodes l’une de l’autre à divers égards, illustrent parfaitement cette complicité scénique entre l’image et le mouvement. Chez la chorégraphe espagnole, désormais résidente de la Suisse, la vidéo occupe 50% de Llámame mariachi — la première partie de la pièce lui étant exclusivement réservée. Dans Golgotha de Steven Cohen, pas de césure entre le temps de la vidéo et celui du spectacle vivant, mais une interpénétration constante des deux, l’image jouant le rôle de double ou de filtre, projetant ici, par intermittence, l’une des performances du chorégraphe-plasticien tournée à New-York.

Qu’elle s’accumule à la présence sur scène ou devienne un protagoniste à part entière, remplaçant les corps physiques par des corps virtuels, la vidéo permet avant tout, chez La Ribot comme chez Steven Cohen, d’ouvrir la scène à un espace et un temps autres, les démultipliant à l’envi. Un moyen d’échapper aux dures lois du théâtre à l’italienne, à savoir le respect absolu d’un cadre spatio-temporel fixe et déterminé par avance. L’auteur y gagne en liberté. Il s’octroie même quelques jouissances : celles du hors-les-murs, des anachronismes, de l’ubiquité… Facilement, il brise l’idée de récit ou de continuité, de linéarité, que l’on s’attend aujourd’hui encore, par habitude, à trouver sur scène. Par ce biais, les deux chorégraphes s’inscrivent clairement dans une proposition non-catégorisée, fidèles à leur accointance de toujours avec les arts plastiques.

Ecrite dans la douleur, au lendemain du suicide de son frère, Golgotha de Steven Cohen est un territoire utopique et atemporel. Un lieu de mémoire et de deuil que le performeur sud-africain arpente de sa détresse, chaussé comme toujours d’une paire de talons vertigineux. Sur scène, il reste à peine visible, fondu dans la pénombre. Sa présence est nourrie d’absences. Seul son souffle, amplifié par une combinaison de scaphandrier, fait résonner le tragique de la perte. Car c’est la vidéo, ici, qui donne à voir ; qui expose en pleine lumière ce visage d’ange aux cils de papillon, ce corps instable juché sur des crânes et déambulant dans les rues de Manhattan, au cœur du quartier des affaires. C’est elle qui exhibe l’absurde de la vanité humaine, l’obscénité des chiffres, l’arbitraire de la machine économique — responsable selon le chorégraphe de la mort de son frère. C’est elle qui fait spectacle, la scène abritant, au contraire, la pudeur d’un rituel intime.

Dans Llámame mariachi, la vidéo projetée en première partie constitue l’essentiel de la pièce. Elle aurait pu (ou dû) en être l’unique composante − objet scénique à part entière auquel vient se greffer étrangement une suite en chair et en os (et la greffe ne prend pas !). Avec la série des Pièces Distinguées, La Ribot nous avait pourtant habitués à un iconoclasme sans concession, à une indépendance farouche à l’égard des genres artistiques qu’il est dommage de ne pas retrouver totalement ici, dans cette audace avortée de faire le spectacle avec l’image seule.

Le film confond le sujet et son auteur, puisqu’il est réalisé par les interprètes elles-mêmes, chacune munie d’une caméra portative. Lancées dans l’exploration de leur environnement spatial et matériel, elles portent sur lui un regard résolument subjectif. Le corps (leur propre corps) se dévoile par fragment — un pied, un bras — l’espace est déconstruit, les repères (haut, bas, rapport d’échelle) se délitent. Créant un paysage surréaliste, La Ribot nous fait éprouver le mouvement dans sa composante relationnelle. Le corps, à la fois voyant et visible, sentant et senti, tel que le décrit Merleau-Ponty dans L’Oeil et L’Esprit (1988), fusionne avec le monde.

La Ribot, Llámame mariachi, 2009
— Conception et direction : La Ribot

— Interprétation et caméras : Marie-Caroline Hominal, La Ribot et Delphine Rosay

— Musique : atom
— Supervision musicale et son : Clive Jenkins
— Création lumière vidéo et scène : Daniel Demont
— Construction décors-vidéos : Victor Roy
— Technicien lumière, son et vidéos : Stéphanie Rochat, David Scrufari
— Montage de la vidéo : Sylvie Rodriguez
— Photographies-vidéo : Miguel de Guzmán
— Administration et production : Grégory Ysewyn
— Assistante de La Ribot : Anouk Fürst 


Steven Cohen, Golgotha
— Conception et interprétation : Steven Cohen
— Photos : Marianne Greber
— Vidéo : Steven Cohen, Joshua Thorson et Jonas Pariente
— Montage : Christophe Leraie et Steven Cohen
— Lumière : Erik Houllier
— Costumes : Steven Cohen



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