A peine est-il arrivé au CND que le spectateur est invité à en ressortir, non sans avoir été diligemment équipé de jumelles, plan et lecteur mp3. Pas question pour lui d’aller prendre place dans une traditionnelle salle obscure, mais de partir en quête de quelques insolites fenêtres éclairées. En effet, c’est au travers de ces cadres scéniques disséminés de part et d’autres de la ville nocturne, que solos, duos, groupes d’amateurs de tout horizon offrent aux regards de la rue, depuis l’intérieur d’appartements privés, les multiples représentations d’une passion commune: la danse. Eclatement kaléidoscopique du ballroom dans un étoilement d’intimes living-room, rayonnant significativement depuis le Centre National de la Danse.
Ainsi s’engage une singulière chasse au trésor pour le spectateur-visiteur. Déambulant entre les habitations pantinoises, le voilà traquant sur les façades les lucarnes devenues théâtres miniatures, éclats chorégraphiques incrustés dans le béton. Tandis qu’au premier étage d’un immeuble bordant le canal de l’Ourcq, se diffuse à travers une grande baie vitrée l’énergie communicative d’une salsa cubaine, au troisième étage d’un bâtiment voisin, deux danseuses orientales agitent sensuellement leurs voiles… Image dérobée à l’espace clos d’un sérail onirique? Sur l’autre rive, un solo de hip hop semble faire trembler les combles d’une bâtisse, tandis que plusieurs mètres en dessous, les rythmes d’une danse africaine communiquent au quai désert leurs vibrations.
Plus loin encore, un instant magique: au-dessus d’un tapageur bistrot de quartier, une fenêtre, d’où filtre la lueur apaisée d’un logis chaleureux… Deux danseuses tracent dans la lumière dorée les courbes rouges et bleutées d’un poème gestuel, projeté en ombres chinoises sur les murs de la rue. Improvisation contemporaine toute en maîtrise. Alors qu’en contrebas défilent les bus, les voitures, la ville… la vitre devient tableau, labile calligraphie de mouvements. Sensation très étrange pour le spectateur d’être à la fois dans l’espace urbain et hors du temps, à la fois exposé et isolé dans sa bulle de rêve et de musique.
Placé malgré lui dans le rôle du voyeur dans ce jeu de piste «spectaculaire», l’observateur réalise en effet bien vite qu’il est lui-même l’observé. Alors que les passants intrigués ne peuvent s’empêcher de le dévisager avec un étonnement parfois teinté de défiance, il se retrouve pris lui aussi dans le réseau de regards qui constituent la scène virtuelle de cette création.
«Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie». A la fois ouverture et fermeture, les baudelairiennes fenêtres de Nicole Seiler laissent en effet entrevoir une part d’intime, mais uniquement celle qu’acceptent de dévoiler ces danseurs «de salon», au sens littéral du termes. «Vit la vie, rêve la vie»… et «danse la vie» pourrions-nous sans doute ajouter au poème. Les entretiens filmés des différents protagonistes, exposés dans le hall du CND, témoignent explicitement de l’équivalence presque parfaite entre vie et danse, chez ces amateurs-amoureux. Revendiquant bien souvent le fait d’avoir maintenu cette pratique hors de la sphère professionnelle, ils mettent en avant l’intégration, et même l’intrication, de cet art au sein de leur existence quotidienne. La danse se doit de rester loisir, une ligne de fuite, cathartique, loin du professionnel et de la contrainte. La danse comme art de vivre.
Le projet de Nicole Seiler prend ainsi tout son sens. Outre l’aspect très original et ludique de cette expérience chorégraphique, c’est la question essentielle du rapport de la danse à la vie et de la vie à la danse qui se pose avec acuité. La danse n’apparaît plus déconnectée du quotidien sur l’«allemonde» idéal qu’est la scène, mais mise en scène à travers les contours mêmes de la vie quotidienne, ceux d’une fenêtre donnant sur un living-room , textuellement «une pièce où l’on vit» et non où l’on joue. Sans doute n’est-ce pas tant dans les interviews des écrans vidéos qu’à travers les fenêtres entrevues que se dessinent les véritables portraits, mouvants et émouvants, de ces artistes du quotidien. «Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle»… ou de l’étincelle d’une passion.