Interview
Par Danièle Yvergniaux
Parue dans Semaine n°1 du 19 mars 2004
Danièle Yvergniaux. Tu prépares actuellement le tournage d’un film vidéo de fiction, qui sera réalisé cet été dans le cadre de ta résidence au Parc Saint-Léger, à Pougues-les-Eaux. Ce sera ton premier long-métrage, qui fait suite à un travail essentiellement fondé sur l’image, et qui a pris différentes formes : roman-photo, installation, papier peint… Comment relies-tu ce film à l’ensemble de ton travail?
Lise Duclaux. Par la question de l’image et de la représentation. Pour moi, faire une photographie, ce n’est pas représenter la réalité, c’est faire une image. Une image n’est jamais la réalité. La réalité est multiple, on n’arrivera jamais à représenter ce que l’on vit. On vit dans un monde envahi de milliers de représentations et nous faisons partie de ces représentations. Nous sommes des images, ou plutôt nous n’échappons pas aux images : images de femmes, ou de féminité, de masculinité. C’est aussi la question de l’identité, d’une identité sexuée. Comment l’image nous définit. Un vêtement est une image, un geste devient une image.
Comment la notion de fiction s’articule-t-elle avec cette question de l’image dont tu viens de parler ?
J’ai commencé par photographier des femmes dans des attitudes banales et quotidiennes : en train de s’épiler, de mettre des collants, de remettre un soutien-gorge. Les photos n’étaient pas « prises sur le vif », le cadre, les vêtements, le point de vue étaient choisis. Puis petit à petit les choses se sont déplacées vers la mise en scène, les notions de fiction et de mouvement sont apparues. Avant d’arriver à une forme type « roman-photo », j’ai fait de tout petits films animés inspirés de séquences cinématographiques redondantes : une femme en maillot de bain qui sort de l’eau en courant, quatre hommes marchant dans la rue… Des scènes qui reviennent régulièrement dans les films et qui sont utilisées par les metteurs en scène comme des leitmotivs. Ce sont des poncifs dans le cinéma qui imprègnent nos représentations de la vie. Puis, cette idée-là s’est développée de manière plus complexe, et j’ai essayé à certains moments de casser ces archétypes, de retourner ou de détourner ces poncifs. Maintenant cela se complexifie. Il ne s’agit plus vraiment de la même chose. En fait, je pose simplement la question : c’est quoi la vie ?
Cette question, « Qu’est-ce que c’est, la vie ? », est une question que tous les artistes posent, implicitement ou explicitement. Cette question était-elle latente, en avais-tu conscience dans les travaux précédents ?
Ce que j’ai fait au bureau de pointage (1) est le point de départ de cette question, mais elle était sûrement latente avant. En fin de compte on est là et… c’est quoi ?
Pourquoi on est là ?
Non, c’est plus « Qu’est-ce qu’on fait là ? », « Qu’est-ce que c’est, vivre? ». On naît et on meurt. Nous sommes une espèce qui a construit une quantité de choses, des immeubles, des voitures, des trains, des avions, des bombes atomiques, des aspirateurs, nous nous sommes étalés. Moi, ça m’étonne. Ça m’étonne qu’on ait pu s’entasser les uns sur les autres ; on est là tous en train de s’agiter, en train de se dire qu’il faut se lever le matin pour aller au travail… En fin de compte, je ne comprends pas.
Donc d’une manière très générale, tu poses la question « Qu’est-ce que la vie ? », et « Quel est le rapport de l’homme à tout ce qui l’entoure ? ».
Deleuze parle de l’incapacité de penser un autre monde. On est tellement confronté à l’injustice, à l’intolérable dans ce monde, qu’ils font partie de la banalité quotidienne. Et nous participons à l’injustice et à l’intolérable. On n’y échappe pas, on se retrouve coincé, piégé. En fin de compte, on n’arrive plus à penser un autre monde, à se penser soi-même dans ce monde. Alors quelle est la subtile issue ? Comme dit Deleuze dans l’Image-temps: « Croire non pas à un autre monde, mais au lien de l’homme et du monde, à l’amour ou à la vie, y croire comme à l’impossible, à l’impensable qui pourtant ne peut être pensé : ’Du possible, sinon j’étouffe’ ».
Mon intervention au bureau de pointage est un commencement, le film en est la continuité. Je me suis dit: « Je viens à Pougues-les-Eaux en résidence, je vais faire un film. Pougues sera la représentation du monde, c’est l’image du monde dans lequel je vis ».
Une petite partie qui représente le tout… Il y a des gens qui travaillent, qui ont des fonctions, des activités, il y a des routes, un paysage, une gare, une école, une autoroute… Ça te permet de traverser tout ce qui constitue le quotidien de la vie.
Oui, c’est un décor, le décor de la société dans laquelle nous vivons. Le personnage féminin traverse d’une certaine manière des images « de vie active ». Ses désirs, ses envies sont à chaque fois empêchées par le fonctionnement du monde qui l’entoure. Elle se retrouve confrontée au monde, au fonctionnement de la société, elle est prise au piège. À partir de cela, comment définir la vie? Qu’est-ce que le plaisir, le désir? Je pense que le plaisir, le désir, le partage, l’amour, c’est la vie. Ce n’est pas les maisons, les voitures, l’argent, le travail, tout ce que l’homme a construit, la guerre…
Dans tous tes travaux, le couple revient de manière récurrente. Pougues-les-Eaux est la représentation du monde ; de la même façon, le couple est la plus petite unité pour représenter l’idée de partage, l’idée d’amour, de désir, de plaisir. Comme dans tes derniers travaux, les romans-photos, le couple est le point central dans ce scénario.
Pour moi, le couple, c’est l’idée de l’Autre. Mais le point central du film, ce n’est pas le couple, c’est Elle. Lui représente plus un désir. Quand j’imagine quelque chose, je l’imagine en tant que femme. Aussi le personnage principal ne pouvait être qu’une femme.
Revenons à cette idée de fiction. Il y a, dans le scénario, une confusion entre le rêve et la réalité. On ne sait pas si elle rêve ou si les choses se passent réellement.
Pour moi, ce n’est pas du rêve, c’est de la projection.
C’est du rêve éveillé. Les scènes semblent correspondre à des pensées qui dérivent, quand on ne fait rien, ou quand on marche.
Oui. Il y a un fil tendu entre le désir de se sentir vivre, le désir de respirer, le désir de l’Autre, le désir de partage, le désir de plaisir, et puis l’interrogation, l’incompréhension vis-à -vis de tout ce qui l’entoure. Par exemple, quand Elle marche sur le toit du casino, c’est pour être en hauteur comme un chat. Elle marche à l’affût, et regarde les corneilles qui tournent dans le ciel ; puis Il est là , lui faisant des bisous dans le cou ; tout à coup, le camion des éboueurs arrive, ramasse les poubelles. Les poubelles, c’est une image de notre société : on produit, on consomme, on jette.
Comment as-tu construit le déroulement des séquences ?
Une scène de petit déjeuner structure le film. Coupée en différentes séquences, elle le traverse, le rythme. Ces séquences peuvent être lues comme un espace de réalité dans un univers fictionnel : Elle prend son petit déjeuner le matin et s’imagine. Pourtant, cette personne prenant son petit déjeuner n’est-elle pas elle aussi rêvée ? Est-elle plus vraie que toutes les autres scènes ? Avant la dernière gorgée de café, Elle regarde sa montre pour s’assurer de ne pas être en retard, mais Elle n’a pas de montre ; c’est un geste fictif. Elle fait comme si.
Ainsi, toutes les scènes dans la cuisine ne sont que des images. Cette scène d’appartement n’est pas plus « réelle » que toutes les autres images. Et puis, il y a l’idée d’une déambulation. Au début, Elle traverse le village, la gare, la rue, la station-service. Elle appréhende les lieux, et ses pensées dérivent vers des images enfantines, des moments d’interrogation, d’ennui, de désir de rencontre, de désir de l’Autre : et l’Homme apparaît. Elle se fait aussi cogner par ce même homme habillé d’une autre manière (en blouse couleur « imperméable »). Elle est confrontée à l’indifférence. À certains moments il y a des séquences oniriques, joyeuses, où tout semble possible, où les codes disparaissent entre les deux personnages. Les codes vestimentaires et identitaires sont remis en cause. Ils se laissent aller à l’envie d’être autrement, libres, avec des jeux autour d’objets ou de vêtements, ils dansent ou rient, s’étonnent d’une lumière ou d’un objet. Dans tout le film, il y a un rapport au monde de l’enfance, à cette naï;veté dans la découverte du monde.
Il y a une progression dans le rapport à l’Autre ?
Oui, il y a une progression dans l’histoire d’amour, ou plutôt une progression dans son désir. Dans le reste, il n’y a vraiment aucune progression (rires). C’est pour cela que je n’avais pas envie que cela se finisse bien.
Ça finit toujours par une impossibilité.
Oui, on est coincé.
Comme tes romans-photos, le film sera muet, mais tu feras apparaître des mots.
Les textes apparaissent sur les images, comme un balbutiement, mot après mot, ou groupe de mots après groupe de mots. Ces phrases correspondent à ce que je n’arrivais pas à mettre en images, ou que je ne voulais pas mettre en images. Il y a des textes sur des scènes d’amour entre deux corps. J’aurais pu les mettre en images, mais je ne le souhaitais pas.
Tu n’as pas envie qu’il y ait une vraie scène d’amour ?
Non, je n’en vois pas l’intérêt. C’est de l’ordre des sens, ce n’est pas de la représentation, ce n’est pas de l’image. Quand on montre deux personnes en train de faire l’amour, on ne sent pas, ou très, très rarement, l’effleurement des doigts sur la peau. La sensation du corps de l’autre est difficile à mettre en image. Les personnages se touchent, ils ne s’embrassent pas vraiment, ils s’enroulent ensemble, sur le canapé. Ils s’enroulent comme les chats s’enroulent, l’un contre l’autre. C’est animal. J’avais envie de parler du plaisir de sentir le corps de l’autre, le plaisir de toucher le corps de l’autre. Il était important pour moi que les textes soient imagés, qu’ils renvoient à des images, mais je n’avais pas envie que les mots habituels de scènes d’amour soient utilisés. Je ne voulais pas que les sexes soient nommés. Les mots utilisés sont interchangeables. Ils parlent autant du corps de l’homme que de la femme.
Avec les textes, tu vas aussi introduire la guerre. C’est pourtant complètement extérieur à l’histoire.
Oui. Mais dans cette volonté de poser la question « C’est quoi, la vie ? », il me semblait important d’en parler, parce que la guerre fait partie de notre société. Quand j’ai commencé à écrire ce scénario, la guerre en Irak allait commencer. Elle faisait réellement partie des informations, même s’il y a tout le temps des guerres partout. C’est quelque chose que je ne voulais pas montrer, et que je ne peux pas montrer. Je n’avais pas envie que les acteurs jouent à la guerre ; je voulais que le personnage principal soit quand même extérieur au monde qui l’entoure, qu’il y ait une distance.
Le personnage principal est donc dans l’observation, et non pas dans une participation au monde.
Oui, quand Elle y participe, c’est de manière « onirique », comme quand Elle nettoie la voiture. C’est un moment où Elle est une image, ce qu’Elle pourrait être, ce qu’elle n’a pas envie d’être, bien qu’Elle le soit malgré tout. Elle porte une blouse qui, par sa couleur, ressemble à un imperméable. Lui porte la même blouse quand Il la cogne. C’est une sorte d’uniforme, une « non couleur ». Dans toutes les autres scènes, Elle porte un tee-shirt vert, elle se fond dans la nature. Lui est en orange. Quand ils sont en jupe, ce sont des jupes à fleurs. Ils sont définis par des taches de couleur.
Comment vas-tu travailler avec tes acteurs ? Tu as choisi deux acteurs, Floriane et David, avec lesquels tu as déjà réalisé des romans-photos.
Floriane est actrice, David ne l’est pas. Je les ai choisis car ce sont des amis, les choses se sont faites par rencontre. J’ai imaginé des choses avec eux, parce que je les voyais en image. Il y a des personnes, des amis que je ne verrais pas en image. Ils ont déjà joué pour des « romans-photos ». Pour Love Is For The Birds (2), j’avais montré à Floriane des images de Metropolis de Fritz Lang, un film muet. Je lui donnais ainsi des indications pour les expressions de visage. Je voulais que ce soit très expressionniste.
Ce sont des acteurs qui ne parlent pas.
Il faut que les choses s’expriment dans le jeu. Il va y avoir des choses de l’ordre du film muet. Floriane doit avoir des expressions, des moments d’étonnement, de recul, de dégoût. Il faut qu’elle joue, qu’elle exprime visuellement, au niveau du visage, des choses qui ne peuvent pas être dites. David a un rôle plus fantomatique, il n’a pas à jouer vraiment.
Et le déplacement du corps est important aussi. Il y a une dimension chorégraphique.
Il va y avoir des formes de danse. Pour ça, je lui ai montré différentes images pour qu’elle s’en inspire. Pour la danse c’est un clip de rock indien des années soixante, leur manière de danser est complètement délirante. De là elle doit travailler avec David et proposer une chorégraphie.
Dans ce scénario, il y a un parti pris de traiter tout par l’image, les codes ; tes personnages n’ont pas de psychologie, on ne sait rien de leur histoire. Avec cette façon de désincarner les personnages, tu t’éloignes du cinéma de fiction traditionnel, pour te rapprocher des préoccupations de l’art contemporain. Tu travailles les codes de la représentation.
Je ne fais pas ça parce que je veux mettre ce film dans le champ de l’art contemporain. Pour moi, la forme est importante. Si je fais une image, je dois toujours me poser la question de la couleur, de ce que la personne porte comme vêtement, la question de la lumière, du cadrage, comment les couleurs jouent-elle ensemble. Que ce soit de l’art, pas de l’art, c’est une question qui ne m’intéresse pas.
Je remarque que, dans tous tes travaux, tu traverses différents registres : celui du cinéma, du cinéma muet, et celui du roman-photo. Ce sont la plupart du temps des formes « populaires », plutôt destinées à un public féminin.
J’ai beaucoup regardé les romans-photos quand j’étais préado, j’adorais ça. Et, c’est vrai que ça fait partie de mon histoire. C’est comme le cinéma, il y a des espèces de clichés, de représentations : des représentations de l’amour, de l’homme et de la femme, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ».
C’est l’archétype de la relation amoureuse, de la relation à l’Autre, très sublimée.
Je pense que c’est ça qui m’intéresse, au départ : le système de représentation le plus répandu, ce que l’on peut retrouver partout, dans le cinéma, dans le roman-photo. On raconte peut-être toujours la même histoire, de manière différente, mais en fin de compte, c’est toujours la même chose. On parle toujours d’histoire d’amour…
J’ai l’impression que, à tous les niveaux de ton travail, tu cherches à évacuer le particulier pour donner une sorte de représentation générique.
J’essaie d’arriver à une espèce de définition basique des choses.
Sur ce principe-là , tu pourrais facilement tomber dans des choses extrêmement schématiques. Tu prends le risque, en cherchant une image générique, de tomber dans l’archétype ou la caricature.
Je pense que c’est dans l’image, c’est dans le cadrage que les choses se définissent, qu’elles peuvent devenir autre chose qu’un archétype. Et il y a aussi la présence de l’acteur, la présence d’une personne. C’est important.
À la lecture du scénario, le film est une sorte de fable, dans laquelle le personnage central est écartelé entre la triste réalité et ses rêves, ses désirs. Cette vision paraît un peu manichéenne, c’est aussi une vision très pessimiste, finalement, de l’humanité. Au cours de ces 62 minutes de film, que souhaites-tu faire éprouver au spectateur?
Je ne sais pas, ce n’est pas une question que je me pose. Ce qui m’intéresse, c’est la rencontre entre le spectateur et le film ; je suis donc curieuse d’entendre ce que les spectateurs ressentiront. Même si je veux produire des images génériques, ces images n’ont pas la prétention d’être universelles mais spécifiques : je parle pour mon compte. Ce film est d’une certaine manière une image de moi. J’ai l’impression que le regard d’une personne connaissant Pougues-les-Eaux sera différent de celui d’une personne extérieure. Pour celle-ci, l’ensemble peut apparaître plus « fictionnel », tout peut être faux : en quoi le fait de danser dans la nuit est-il moins réel que le ramassage des poubelles ?
(Interview parue dans l’hebdomadaire Semaine n°1 du 19 mars 2004, et publiée avec l’aimable autorisation de la rédaction et de l’artiste. Semaine est disponible dans les librairires spécialisées ou par commande sur le site des Éditions Analogues)
Notes
1. Du possible sinon j’étouffe — les papillons et les boutures, installation au bureau de pointage (destiné aux chômeurs) de Saint-Josse, Bruxelles. Tapissage de deux murs du bureau avec les papillons et 280 boutures de 30 variétés de plantes d’intérieur, 2 cartes postales, une carte « de visite » à emporter, 2003.
2. Love Is For The Birds, roman-photo, 2001.