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Liquide

La thématique de l’amour taraude l’histoire de l’art depuis des siècles. Christophe Haleb s’attaque à ce qui pourrait être un sujet piège, avec la volonté de l’enraciner dans le contexte des relations humaines contemporaines. Le traitement qu’il propose, par le biais d’une comédie musicale déchaînée, délicieusement frivole, détourne toute charge tragique potentielle. Les membres de la compagnie, à la fois danseurs et comédiens – dans une interdisciplinarité qu’affectionne tout particulièrement le chorégraphe – endossent tour à tour différents rôles : présentateur d’émission radio, médium spirite, rock-star, directrice de recherche au CNRS et psychosomaticienne…Ils brossent ainsi, à traits délibérément grossis, la topographie sociale d’une époque marquée par l’hédonisme, le consumérisme et la psychanalyse.

Une vague de furie remue le plateau. Une énergie enragée, désespérée va de pair avec les épisodes cliniques, d’angoisse et d’aliénation, des individus empreints de solitudes qui ne s’approchent pas, ne se touchent pas, pour mieux se jeter, dans des moments délirants, les uns dans les bras des autres. Les couples se font et se défont à une vitesse qui les rend dérisoires. Les personnages se fondent dans une masse humaine labourée par le désir, forniquante, jusqu’à perdre tout contrôle lors de la séance de spiritisme où chacun est renvoyé à son délire, tel un zombie porté par des pulsions incontrôlables, dans un amalgame de cris, de bave et de propos désarticulés. Nous sommes témoins des accouplements furieux, agrémentés de zeste de fruits écrasés, de mousse scintillante et autres fluides dont sont enduites les peaux nues.

Dans une gradation étudiée, chaque morceau convoque d’autres facettes d’une même expérience, de la violence libératrice, jouissive d’une chanson aux sonorités punk-rock, au beat pulsatile d’une chanson disco-transe, en passant par les refrains ringards d’une dernière chanson pop-mainstream. Les identités perdent tout ce qu’elles pouvaient encore avoir de stable et mutent vers le liquide.

On connaissait déjà à Christophe Haleb le talent de metteur en corps et en images. Pour le projet 2 Fresh 2 Die (2008), entièrement construit autour de l’image fixe, il s’était associé au photographe Cyrille Weiner pour une expérience plastique et hautement sensible. Evelyne House of Shame (2009) en est une déclinaison événementielle, projet par excellence indiscipliné, activé à différentes occasions. Le chorégraphe situe l’émergence de Liquide à cette période. Et la pièce s’engage dans un exercice autrement ambitieux de transposition sur un plateau de cette dialectique entre l’image et la danse, déjà à l’œuvre dans les deux créations précédentes. L’arrêt sur image, la saisie d’un moment particulier, chargé du potentiel d’un avant et d’un après suspendus, inaccessibles, est à mettre en tension avec l’expérience de la durée, une certaine façon de prendre corps, de se déployer dans le temps, de se laisser habiter par la respiration de la danse.
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Il faut regarder de biais. Ainsi, outre l’imagerie rattachable à la provocation, à l’outrage, au kitch revendiqué, ce que Christophe Haleb travaille avec une subtilité au premier abord insoupçonnable, ce sont les moments de creux, les silences entre les chansons, les hésitations et les glissements de sens, les articulations et les passages. Cette intuition précise du seuil rend l’expérience de Liquide trouble et dérangeante.

— Direction artistique et chorégraphie: Christophe Haleb
— Interprétation et création: Séverine Bauvais, Christophe Le Blay, Katia Medici, Maxime Mestre, Arnaud Saury
— Musique: Alexandre Maillard
— Costumes: Harald Lunde Helgesen
— Lumière: Alexandre Lebrun
— Régie générale: Philippe Boinon