Depuis quelques semaines, le mot «révolution» refleurit dans la presse. Non pas, comme jadis, à propos d’une insurrection sociale et politique qui aurait fait sauter les verrous de l’oppression dans un pays martyr, ni au sujet d’une œuvre inouïe qui serait venue ébranler les normes esthétiques en vigueur, mais, signe des temps, à l’occasion de la sortie prochaine en France de l’iPad, la déjà célèbre tablette numérique d’Apple: «Un produit magique et révolutionnaire, à un prix incroyable», affirme le slogan de la firme, qui, autre signe des temps, n’hésite pas à replier dans la marchandise les imaginaires de la magie et de la révolution.
La magie et la révolution ont quitté l’univers toujours incertain des processus sociaux pour celui très balisé des technologies accessibles à bas prix. Ainsi, le «magique et révolutionnaire» iPad arrive sur le marché des technologies numériques trois ans après l’iPhone qui a révolutionné l’usage de la téléphonie mobile en l’associant à la navigation sur internet, à l’envoi et la consultation des mails, et à des milliers d’applications pratiques d’une facilité d’utilisation inégalée.
Avec la tablette iPad, qui devrait trouver sa place et ses usages entre l’ordinateur et le smartphone, ce sont le livre (auquel 400 applications sont d’ores et déjà dédiées), et surtout la presse, qui pourraient radicalement rentrer dans l’ère de la diffusion et de l’économie numériques. Après les images et les sons — photos, films, vidéos, jeux vidéos, télévision —, ce sont les livres, les magazines et les journaux qui vont connaître les turbulences du numérique dans la période prochaine.
La légèreté, la qualité d’écran et la maniabilité de l’iPad vont mettre le numérique en situation de concurrencer plus encore le papier. Mais c’est fondamentalement la lecture elle-même qui va se transformer en profondeur par la mise en réseau et le stockage des textes, et surtout par la puissance des applications d’assistance à la lecture grâce à des fonctions de recherche, de prise de notes, d’analyse, de documentation.
Autant les conditions de l’écriture ont changé avec les logiciels de «traitement de texte», autant la lecture à son époque numérique va sensiblement se distinguer de la lecture de l’époque du papier et de l’imprimerie.
Entre nos mains, le dispositif technique associant une machine (ordinateur) et des réseaux numériques sera aussi docile qu’actif, aussi obéissant que contraignant. Il ne servira pas sans asservir, sans transformer les pratiques. C’est le rapport séculaire au texte et à l’écrit qui va se désagréger encore, c’est le noyau dur de la culture et de la civilisation qui va foncièrement se fissurer avec l’iPad et ses concurrents.
Le passage du papier au numérique, du livre à la tablette, de la lecture à mains nues à la lecture informatiquement assistée, c’est-à -dire le passage d’un dispositif matériel figé à un appareil infiniment flexible, ouvert et sensible aux actions: ce processus va donner naissance à un autre type de lecteur. Un lecteur agissant va succéder au lecteur antérieur, immobile dans son face à face à un objet-livre immuable dans sa configuration.
Bien que la lecture d’un livre, d’un magazine ou d’un journal sur papier soit toujours associée à une posture corporelle, c’est l’immobilisation du corps qui est recherchée au profit d’une plus grande mobilité des yeux.
Désormais, avec la lecture numérique, les mains, les yeux, le corps et tous les sens sont ensemble mobilisés dans une même activité de lecture. L’action des yeux est sans cesse accompagnée par un mouvement des mains qui mettent en œuvre les outils d’assistance de la tablette, ses fonctions intertextuelles, et aussi cette possibilité inconnue auparavant d’intégrer facilement plusieurs médias dans un même document: du texte à lire, des images fixes ou mouvantes à regarder, du son à écouter, et des messages à envoyer ou recevoir sur les réseaux.
Cette convergence repose sur le fait que les textes, les images et les sons numériques ont cette particularité inouïe d’être constitués d’un seul et même matériau: le langage — celui de la programmation et des algorithmes. Si bien que les magazines numériques vont de plus en plus enrichir leurs articles de véritables expériences multimédias, d’animations, de galeries de photos, de compléments d’information, etc.
Mais l’iPad ne fera véritablement rupture que s’il parvient à rendre assez aisée, intuitive et ludique cette convergence des médias déjà effective sur les ordinateurs. Avec l’iPad, la rupture ne sera donc pas le fruit d’une invention, mais l’effet d’une adaptation destinée à mettre un dispositif technique existant en résonnance assez profonde avec l’époque pour ébranler une pratique culturelle aussi puissante et ancienne que la lecture.
C’est en effet une révolution de la lecture qui s’ouvre avec l’iPad, c’est le socle de la culture occidentale qui est atteint. Alors que le (supposé) très inoffensif «copier-coller» a déjà miné de l’intérieur le raisonnement hypothético-déductif au profit d’une pensée par contiguïté; alors que la simple juxtaposition d’éléments hétérogènes est désormais souvent considérée comme aussi pertinente qu’une argumentation logique; alors que l’image concurrence de plus en plus directement le texte, que le voir tend à prévaloir sur le lire.
Les tensions s’accroissent qui mettent aux prises le lire et le voir, les mots et les images, la syntaxe verbale et les formes visuelles — la logique du sens et celle de la sensation.
Si l’essor de la presse illustrée s’est traduit, au cours du XXe siècle, par une lutte de plus en plus âpre entre le texte et les images, notamment photographiques, l’iPad, qui radicalise les bouleversements introduits par les ordinateurs en réseau, vient modifier encore les rapports entre le lisible et le visible. D’un côté, l’iPad intensifie, dynamise et élargit radicalement la lecture. D’un autre côté, il brise de façon décisive l’autonomie et l’intangibilité du texte en le traversant et le recouvrant d’images visuelles et sonores, en l’inscrivant dans un environnement ludique, et en l’associant à une infinité de textes puisés dans le réseau.
Mobiliser le corps et les sens du lecteur; favoriser la lecture nomade; instaurer une lecture appareillée, assistée et partagée en réseau: cela consiste à redéfinir le régime de lisibilité des textes. Une révolution culturelle «incroyable»…
André Rouillé.
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