Communiqué de presse
Yu Matsuoka
L’interstice
Lorsqu’on lui demande de parler de son art, Yu Matsuoka cite volontiers cette anecdote qui semble une métaphore parfaite de sa méthode. Un homme avait construit un petit temple de bois autour d’une statue du Bouddha. Typhons et orages abattaient régulièrement l’édifice, mais l’homme le reconstruisait à chaque fois. Au bout de plusieurs années la terre avait complètement recouvert la statue. L’homme continua néanmoins de reconstruire le temple autour de ce centre vide.
Construire par la périphérie autour d’un centre vacant – on a assez dit l’importance de la notion de vide en Orient, garante de la dynamique du souffle et de l’esprit (la peinture de Yu Matsuoka est avant tout dynamique, elle frappe par son sens du mouvement, danse et musique sont pour l’artiste des références constantes).
Je crois reconnaître en l’anecdote et en l’exemple cités la méthode à l’oeuvre dans tous les travaux que je connais d’elle. Elle choisit un point de départ (une photographie, un outil, une technique, un sujet, une règle du jeu), et l’épuise en travaillant par séries. S’il existe parfois un sens dans le motif de départ, il disparaît vite au profit du pur sens plastique qui se développe autour de ce sens-prétexte. Combinant ses séries entre elles, elle construit pas à pas une oeuvre proliférante en mouvement perpétuel (la richesse de son corpus déjà constitué est impressionnant, attendu qu’elle n’a pas trente ans!). Le point de départ disparaît vite pour laisser place à une invention débridée guidée par la seule spécificité du choix auto-imposé. Autour du centre vide croît une oeuvre improvisée comme un chant. «Il faut mettre le feu aux poudres» disait Bergson. La statue du Bouddha ne sert à rien d’autre que cela et qu’au plaisir de construire.
Les choix qu’elle s’impose sont souvent contraignants: dessins au feutre dans une palette restreinte, photos floues prises avec un appareil rudimentaire, répétition d’un même motif graphique (dans ses séries de dessins sismographiques ou de volutes organiques). Mais c’est précisément cette contrainte qui lui autorise invention débridée et folle combinatoire (on songe à la belle analyse que fait Anton Ehrenzweig, dans l’«Ordre caché de l’art», de la contrainte et de l’improvisation, citant Le Corbusier et son Modulor, mais aussi Wagner et le leitmotiv, ou les musiciens de jazz et leur «grille»). Une fois la machine mise en marche, la contrainte disparaît, le centre est laissé vide, mais à son pourtour s’élève un joyeux chant improvisé.
Yu Matsuoka ne se soucie pas le moins du monde d’offrir l’apparence d’une cohérence stylistique. Elle mise sur une cohérence plus profonde, ô combien plus évidente dans ses avatars. Ses improvisations offrent l’autoportrait d’une individualité en flux constant.
Loin d’avancer en ligne droite, elle aime le paradoxe et attaque par les bords. Le centre du chemin reste vide. Éloge du zigzag, définition par la négative. «Le trajet du meilleur des navires est une ligne brisée faite de centaines de bords», écrivait Emerson.
Texte de Paul Cox