— Éditeur(s) : Bayard, Paris
— Année : 2002
— Collection : Le temps d’une question
— Format : 18 x 12,50 cm
— Illustrations : aucune
— Page(s) : 90
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-227-02003-2
— Prix : 11 €
Présentation
par Marie José Mondzain
L’an 2000 fut accueilli avec toutes les festivités planétaires que mérite l’introduction du christianisme dans le monde. Qu’est-ce que la planète fêtait donc ce jour-là ? Le triomphe de l’Occident chrétien dans l’hégémonie de son calendrier ? En un sens c’est bien le cas, encore faut-il savoir de quoi, sans la moindre religiosité, notre monde se glorifiait à cette occasion. L’introduction d’un règne, celui de l’image. Par une sorte d’artifice tautologique, c’est à l’écran que l’on put assister à la liesse mondiale. Le partage d’une émotion internationale était bien à l’image de l’ambition œcuménique de l’Église. L’image triomphait au fil des siècles et tous célébraient la domination incontestée du visible et des spectacles en toute légitimité. En effet, la révolution chrétienne est la première et la seule doctrine monothéiste à avoir fait de l’image l’emblème de son pouvoir et l’instrument de toutes ses conquêtes. Elle a convaincu tous les pouvoirs d’Est en Ouest que celui qui s’empare des visibilités est maître du royaume et organise la police des regards. Une telle révélation portait atteinte au livre, dont on déclarait la faiblesse et la lenteur, comparées à la gloire immédiate et visible de l’incarnation et de la résurrection de l’image du Père. Désormais on croit, on apprend, on informe, on transmet par l’image. La peur des simulacres fait place au culte des imitations. Ce qu’on peut nommer une iconocratie se met en place. La fête fut de courte durée, un grand séisme se préparait.
Le 11 septembre 2001, le plus grand des coups fut porté à cet empire du visible, serviteur de toutes les formes modernes de la puissance conjuguée de l’économie et de ses icônes. Venus du ciel comme des anges exterminateurs, deux avions abattent les tours de la domination. Ce fut un crime réel, avec des victimes de chair et de sang, digne dans l’horreur des plus grands meurtres commis par les dictatures. Dans la minute même, l’affaire fut traitée en termes visuels, mêlant dans le plus grand désarroi le visible et l’invisible, la réalité et la fiction, le deuil réel et l’invincibilité des emblèmes. L’ennemi avait organisé un effroyable spectacle. En un sens, en massacrant tant d’hommes, en abattant ces tours, on nous avait donné le premier spectacle historique de la mort de l’image dans l’image de la mort. L’imprévisible rejoignait l’infigurable et il fallut en toute hâte enterrer les cadavres et tenir le discours du triomphe et de la résurrection. Le président des États-Unis annonça un jeûne des images : pas de morts à l’écran, épuration des programmes télévisuels et cinématographiques, invisibilité des combats. Le visible entrait en crise. La ruse machiavélique de l’agresseur venait de ce qu’il appartient à une culture aniconique, qui avait détruit quelques mois plus tôt des idoles à Bâmyân, et qu’il offrait à l’idolâtrie de l’ennemi occidental un spectacle : celui de sa vulnérabilité par la voie de ses emblèmes et celui d’un adversaire invisible diffusant à son tour sa propre image comme une icône rédemptrice à l’image du sauveur chrétien. La terreur engendrée par un sophisme politique déployait l’extraordinaire perversité du dispositif d’agression. Le criminel iconoclaste produisait au grand jour sa parfaite connaissance et sa totale conformité au monde qu’il détruisait. Coulé dans le moule de l’ennemi, il le contraignait à disparaître ou à recomposer son image dans une nouvelle distribution des pouvoirs. La crise est là , on en fait une guerre. Le cerveau du massacre poursuit, introuvable, sa vie souterraine, et les agresses cherchent le nouveau lexique visuel pour montrer la vengeance.
C’est alors qu’on entendit des voix pour suggérer que pareil crime avait été préfiguré, voire inspiré, par les écrans hollywoodiens dans les films catastrophes. Voilà l’image au banc des accusés, elle rend criminel. Les « managers » de la communication décidèrent de censurer la violence des films, de modifier ses programmes. Ce fut bien le seul domaine où, malheureusement à tort, l’Amérique se sentit confusément responsable des attaques qu’elle subissait. Si l’analyse des causes d’un tel drame arrive un jour à maturité, ce n’est certainement pas en termes d’images qu’il faudra établir les responsabilités ! Si l’on s’en tenait à cette explication, on accepterait d’être prisonniers du sophisme meurtrier du terrorisme lui-même : l’islam contre la chrétienté, l’Orient contre l’Occident, le choc des cultures incompatibles… Le règne de l’image impliquerait toujours la mort de l’autre.
Mon propos ici n’est pas de faire un travail explicatif, mais seulement de comprendre ce qu’est une image, les rapports qu’elle entretient avec la violence et les chances qui lui restent aujourd’hui d’offrir une liberté à une communauté non criminelle. C’est donc uniquement de l’image qu’il sera question afin de comprendre qu’en elle se joue sans doute la place que l’on fait à l’autre. Encore faut-il justement s’entendre sur ce qu’est une image. Cette brève méditation se fera en trois étapes : celle de l’incarnation, celle de l’incorporation et celle de la personnification. Ces étapes correspondent à l’analyse de l’image dans sa relation au visible, l’analyse du visible dans son apparition spécifique à l’écran, l’analyse de l’apparition des corps à l’écran dans leur relation à la place faite au spectateur. Ce trajet est loin d’épuiser la question de la violence, et je vais essayer d’aborder la violence du visible non pas en termes de contenu mais en termes de dispositif. Comment partager un espace dans une relation commune à l’invisible ?
(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Bayard)
L’auteur
Marie José Mondzain est philosophe, directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié Image, icône, économie (Seuil).