Claire Tabouret
L’île
La destination d’un voyage n’est pas primordiale: il est en effet des voyages vers nulle part qui se révèlent bouleversants. Claire Tabouret nous emmène vers un ailleurs sans nom, à l’identité flottante et aux contours noyés dans la pénombre.
Les images sont aujourd’hui contenues dans un flot ininterrompu, charriant tout et son contraire. Claire Tabouret s’installe sur la rive et pose ses filets. Extraites de la masse mouvante, ses captures sont travaillées, recadrées, mises en parallèle avec d’autres jusqu’à devenir sujets à part entière. Les migrants agglutinés dans de frêles embarcations sont ainsi sortis du flux pour prendre place dans l’espace de la toile.
Sans nier le hors-champ historique, Claire Tabouret décale son point de vue pour y voir mieux. À la question de la compassion inévitable, elle répond par le portrait, donnant identité et regard à chacun. À celle du devenir des hommes, elle propose l’image d’un voyage inachevé, laissant la situation sur le fil entre la douleur de l’exil et la liberté rêvée.
À cet instant, le mouvement est en suspens. L’eau est étale, l’embarcation immobile. Déjà ailleurs mais encore nulle part, les hommes passent d’un monde à l’autre sans un bruit.
Le voyage donne au temps une consistance, une matérialité inaccessible autrement. Le déplacement du corps — a fortiori par les voies maritimes — impose une lenteur salvatrice. Le temps d’exécution des oeuvres de Claire Tabouret est long, à dessein. Inlassablement, les couches d’acrylique fluide sont apposées, le glacis donnant toute sa profondeur aux teintes. Le chevauchement des traits d’encre structure l’espace des dessins et l’accumulation des passages accentue la richesse des couleurs. Le rythme régulier et calme de la peinture n’est possible que dans la solitude et la liberté qu’elle offre. Il faut parfois s’isoler des regards derrière les pans de toile d’une tente, suivre seul une route la nuit tombée, faire un pas de côté pour se retrouver soi. Oser être nulle part pour être présent au monde.
Isolée du continent, l’île est à la fois un espace clos aux frontières non négociables et le refuge du naufragé. Entourée d’eau — ici élément intrinsèque du voyage et masse envahissante — elle est un lieu riche de toutes les évasions possibles. Point de départ de l’exil ou aboutissement de la traversée, elle est le lieu ultime alliant contraintes d’espace et liberté de temps. Entre chien et loup, les tableaux de Claire Tabouret proposent de s’y échouer pour un instant infini.