Présentation
Rédacteur en chef : Giovanni Lista
Ligeia n°77-80. Peinture et cinéma. Picturalité de l’image filmée, de la toile à l’écran
Editorial « L’Art qui n’est plus de l’art », de Giovanni Lista
«En 1984, ayant écrit sur le thème hégélien de la mort de l’art, l’historien de l’art italien Giulio Carlo Argan reçut la lettre angoissée d’un lecteur qui lui demandait si vraiment il pensait que l’art pouvait mourir. Argan lui répondit par un article publié dans L’Espresso affirmant que, puisque l’art a une date de naissance, il est tout à fait concevable qu’il puisse avoir un jour une date de mort. Il se référait bien sûr à l’art tel qu’il a été conçu depuis le Trecento italien, c’est-à -dire comme un acte de création porteur de beauté, d’intelligence, de conscience d’être et de puissance vitale. En somme l’art en tant que geste par lequel l’artiste se voit en singe de Dieu afin de formuler une parole essentielle pour les hommes. Cet art, qui avait partie liée avec l’humanisme, était un socle sur lequel la civilisation occidentale a construit son rayonnement et son histoire. Nous avons quitté depuis longtemps ce système de valeurs. Nous n’y sommes mêmes plus liés a contrario par un retournement dialectique ou en fonction d’une quelconque revendication de liberté. En fait, nous en sommes très loin et la séparation est désormais consommée d’une manière bien plus radicale que celle qui eut lieu au milieu du XIXe siècle, à partir de l’impressionnisme français.
En effet, l’art moderne, tel qu’il s’est développé depuis cette époque, s’est largement appuyé sur une déconstruction de l’édifice formel et idéologique élaboré lors de la Renaissance italienne. Cette déconstruction a eu ses différentes phases analytiques, expérimentales, contestataires, ce qui au final en fait aussi un phénomène créateur. Nous avons aboli les genres, multiplié les matériaux, élargi le champ de l’expression, changé le statut de l’œuvre, toujours au nom de l’art. Cette déconstruction a même connu sa phase d’épigonisme involontairement humoristique, par exemple avec les derniers aboutissements des recherches du groupe Art & Langage, qui a présenté son «tournant pictural» après avoir grandement théorisé le «tournant textuel» de l’art conceptuel. Aujourd’hui, force est de constater que cette période résolutive se révèle elle aussi bien close. On se trouve plutôt dans un no man’s land dont personne n’arrive plus à définir les points cardinaux. Ce qui est certain, c’est que les marchands, les critiques et les artistes eux-mêmes continuent d’exploiter un mot — «l’art» — qui garde toute son aura et que l’on n’ose pas soumettre à une réflexion sérieuse aussi bien quant à ses connotations implicites qu’aux échelles de valeurs auxquels il devrait renvoyer encore aujourd’hui. Personne d’ailleurs ne sait plus exactement ce que le mot art veut dire. L’usage inflationniste que l’on en a fait ne s’est presque jamais accompagné d’une définition. La dernière en date n’en est pas une. En effet, elle relève délibérément de la tautologie : «L’ art est la définition de l’art», nous dit Kosuth.
Sans doute, l’une des erreurs de l’avant-garde historique a été de réaliser des gestes tellement radicaux qu’ils ont failli tuer toute possibilité d’évolution. De fait, l’urinoir de Duchamp d’un côté et le carré noir de Malevitch de l’autre semblent avoir tari la recherche créatrice, obligeant les jeunes artistes à piétiner sur place, à répéter sans cesse le même geste, à se confronter encore et toujours à ce qui semble être une impasse. Ces deux gestes artistiques ont été de véritables coups de tonnerre dans le monde de l’art et il n’est nullement ici question de contester leur valeur intrinsèque. Il faut plutôt s’interroger sur l’incapacité qu’ont eue les artistes des néo-avant-gardes à comprendre en quoi ces gestes interrogeaient le statut même du mot art et sa pérennité. Par ailleurs, bien que de façon profondément différente, autant Duchamp que Malevitch ont repris par la suite leurs activités créatrices, comme s’ils n’accordaient qu’un simple rôle didactique à ces gestes radicaux que nous continuons de voir au contraire dans une dimension absolue.
Quoi qu’il en soit, nous sommes désormais bien au-delà de toute spéculation théorique ou créatrice qui puisse encore se rapporter à cette échelle de valeurs. Cet état de fait s’accompagne désormais d’un sentiment de certitude mais d’aucune détermination à vouloir changer les choses. L’opportunisme ambiant empêche que l’on puisse promouvoir une réflexion émancipatrice.
Le dernier livre d’Edouard Pommier arrive à point nommé pour favoriser cette réflexion qui s’impose de plus en plus comme absolument nécessaire. Son titre français, Comment l’art devient l’Art, ne vaut pas le titre de l’édition italienne qui correspond beaucoup plus à son contenu : L’Invention de l’art. Au-delà de sa contribution historiographique, il peut en effet nous aider à comprendre tout ce que l’art n’est plus et à en prendre nettement conscience. Depuis longtemps déjà on sait que l’art n’est plus, par exemple, recherche de l’harmonie, aspiration à la beauté, ou exploit technique d’un travail sur les matériaux. L’art n’entretient plus de relation privilégiée avec la foi ou la religion, il ne repose plus sur une quelconque connexion avec la vie collective de la cité. La figure de l’artiste et le rôle de l’art dans notre société ont profondément changé. Nous avons théorisé les mutations de tous les paramètres mais nous nous refusons de penser véritablement la mort de l’art lui-même.
Auprès de toutes les civilisations et tout au long de l’histoire humaine, l’art a toujours été présent et il le sera toujours, mais avec une minuscule. Le livre de Pommier montre en revanche, avec beaucoup d’acuité et de précision, de quelle façon, de Dante à Zuccari, entre Florence et Mantoue, entre Trecento et Seicento, tout un système de valeurs s’est mis en place. Il a ressuscité le rôle que l’art jouait auprès de la société grecque, mais en y ajoutant une constellation mythique d’idées nouvelles, y compris celle d’une possible mort de l’art, c’est-à -dire le risque pour l’art lui-même de «retomber dans la médiocrité des siècles passés», selon les mots qu’écrivait en 1587 le peintre et théoricien Giovanni Battista Armenini.
C’est depuis cette époque que nous avons l’habitude de parler de l’art en supposant qu’il a toujours un A majuscule. Et les artistes de la modernité et du post-moderne n’ont fait qu’exploiter, en grande partie, ce gisement en créant une mythologie de la transgression, voire de la réinterprétation, comme l’a fait Kosuth qui s’est servi d’une citation tronquée de Léonard sur l’art comme cosa mentale pour lui faire dire ce qu’il n’a jamais dit. Aujourd’hui il est temps de vérifier si et jusqu’où nous sommes retombés dans une médiocrité qui ferait de l’art une simple et banale activité d’agrément ou de décoration et rien d’autre. C’est seulement une fois ce travail accompli que l’on pourra peut-être éclaircir le malentendu, accepter avec connaissance de cause ce qui se passe, ou refuser l’imposture.»