«Life is a Bed of Roses (un roman)», à la Fondation d’entreprise Ricard (27 mai-04 juillet 2015) ouvre un espace esthétique ambigu où l’exposition, annoncée par un générique, se confond avec un plateau de tournage, et l’œuvre d’art avec le matériel utilitaire. Photographie, dessin, sculpture, vidéo et architecture s’articulent dans une variation autour du film d’Alain Resnais, La Vie est un roman. La maquette du château fabuleux dans lequel se déroule l’intrigue du film est transposée en une façade de plexiglas, élément à la fois esthétique et fonctionnel, derrière laquelle s’insèrent des images et des objets, bribes d’un rêve collectif. Les jeunes artistes exposés ont composé un décor mêlant les écritures plastiques, narratives et cinématographiques.
Ce projet expérimental, mené en collaboration avec la Fondation d’entreprise Ricard et l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL), mobilise au cours d’ateliers théoriques et pratiques étudiants et enseignants, écrivains, philosophes, plasticiens ou encore critiques.
Pilote de l’exposition dans le cadre de «l’Ecole de Stéphanie», la commissaire et critique d’art Stéphanie Moisdon a d’abord élaboré une situation, itinérante et évolutive, propice au dialogue et à la réflexion collective à travers le format d’une classe. Elle laisse ensuite germer les relations entre les uns et les autres et mûrir le travail des étudiants. «Life is a Bed of Roses (un roman)» déplace les modèles curatoriaux, figés dans la valorisation de l’individu et l’autoréférentialité, au profit des pratiques collectives et d’une transmission de savoirs pluriels.
Orianne Hidalgo-Laurier. Life is a Bed of Roses (un roman) présente la 6e édition du projet itinérant «l’Ecole de Stéphanie». Comment celui-ci est-il né et comment a-t-il évolué?
Stéphanie Moisdon. J’ai initié ce projet itinérant pour la première fois dans le cadre de La Force de l’art au Grand Palais en 2006. À l’instar de ma génération, je m’interrogeais sur la nécessité de renouveler les formats de l’exposition. J’avais le sentiment que l’on revenait à des formes extrêmement conformistes et conventionnelles. Au début des années 1990, nous nous opposions pourtant à l’idée classique que le commissaire d’exposition impose sa marque à un espace. J’ai donc proposé une alternative en lien avec la réflexion que je mène depuis quelques années sur l’exposition comme lieu, durée, espace de relations avec les autres et avec la réalité immédiate du monde. «L’École de Stéphanie» est une situation de production, comme un studio d’enregistrement ou un set up, une scène en attente de personnages.
Pourquoi avez-vous appelé ce projet «l’Ecole de Stéphanie», avec ses «maîtres» et «maîtresses»?
Stéphanie Moisdon. J’utilise de manière délibérée les termes de la domination. Ce projet interroge le savoir, ses origines, son autorité mais aussi le désir et la séduction. Il déplace également la notion d’œuvre d’art du côté de la parole et de sa circulation. D’autre part, les termes de «maître» et «maîtresse» sont empreints d’ironie, de même que le titre à la tonalité légère qui évoque les pornos soft des années 1970. L’ironie du titre permet une prise de distance par rapport à la personnification du commissaire d’exposition, tellement présente aujourd’hui dans le champ de l’art.
Dans quelle mesure interviennent les personnalités invitées à participer au projet et qu’est-ce qui les relie?
Stéphanie Moisdon. A chaque fois, je confie la classe à un artiste: Pierre Joseph, Hans-Peter Feldmann ou encore Oscar Tuazon. Ces gens entretiennent évidemment un rapport très particulier à la transmission et au collectif. Les œuvres de Hans-Peter Feldmann, par exemple, ne sont ni signées ni numérotées. Oscar Tuazon a toujours travaillé avec des équipes assez larges où l’individu se dissout. Le principe de l’Ecole (de Stéphanie) s’avère à la fois libertaire et coercitif: il y a des contraintes mais il n’y a ni sujet, ni directives préalables. Ce qui me semble important, c’est de voir les gens élaborer leurs pensées en parlant, presque en marchant, comme une déambulation, dans un mouvement circulaire. Des acteurs, des sociologues, des philosophes, des artistes, un mathématicien spécialiste de la robotique, des gens peu connus comme reconnus sont intervenus au sein de la classe. Selon moi, toute cette communauté incarne davantage le présent dans sa pluralité, que le monde de l’art actuel, beaucoup trop enclin à des simplifications induites par le marché et la communication.
«L’Ecole de Stéphanie» interroge donc de manière alternative la notion de transmission…
Stéphanie Moisdon. J’ai commencé ce projet pour des raisons critiques voire politiques: je constatais à quel point cette question de la transmission était absente du programme des institutions, musées et écoles d’art confondus. À cette notion se sont peu à peu substituées celles de pédagogie et de médiation. Ce projet s’oppose totalement à de tels principes.
Justement, hormis le court texte de présentation, il n’y a aucune médiation dans l’exposition…
Stéphanie Moisdon. Cette exposition ouvre un véritable espace d’appropriation et de liberté pour le spectateur que je considère toujours comme unique. Je m’oppose à l’idée de public et encore davantage à l’idée des publics que l’on ciblerait au préalable jusqu’à définir leurs désirs… Comment se substituer à tous ces autres? Pour reprendre Lacan, il y a de l’un et il y a de l’autre mais il y a toujours un espace conflictuel de l’un à l’autre. C’est ce conflit qu’il me semble urgent de représenter. Je pense que l’art au sens large relève de ce que Marcel Duchamp définissait comme un «coefficient d’art». Un coefficient est un écart, un espace entre ce que l’artiste a projeté de faire et ce qu’il fait réellement, entre ce que le spectateur perçoit et ce qui est réellement produit. Toutes mes expositions interrogent cette notion d’intervalle. Aujourd’hui, la médiation est omniprésente, on pourrait l’identifier à une sorte d’appareil palliatif pour des gens a priori handicapés. Or, je reste persuadée, au contraire, qu’on est entré dans un âge de l’hyper-spectateur: le spectateur n’a jamais été aussi intelligent, cultivé, éduqué et formé. Maintenant, il faut plutôt désapprendre.
Plusieurs disciplines artistiques — théâtre, arts-plastiques, musique — dialoguent dans La Vie est un roman. Qu’est-ce qui vous a inspiré dans ce film et notamment dans sa transversalité?
Stéphanie Moisdon. Ce film m’avait beaucoup frappé dans sa liberté: c’est la première fois qu’Alain Resnais cassait son statut de grand auteur associé au Nouveau Roman. Avec La Vie est un roman, il articule culture discréditée — la bande dessinée, la science-fiction — et cinéma au moment où règne un grand esprit cinéphilique en France. Ce rapport est un véhicule passionnant dans l’éducation, notamment de l’art. Ce film fait bouger tous les curseurs de hiérarchie et de chronologie. D’autre part, la référence de Resnais au conte médiéval et l’usage du glass painting par Enki Bilal renvoient à la fois au cinéma primitif, à Georges Méliès, mais aussi à une situation de studio, notamment exploitée par la science-fiction. C’est cette situation de tournage que «l’Ecole de Stéphanie» met en abyme. L’exposition met en scène plusieurs paysages, à travers des écrans et des filtres tout en jouant sur différents niveaux de lecture. En témoignent les gélatines posées sur les fenêtres et l’utilisation du plexiglas.
Dans quelle mesure l’exposition interroge-t-elle la dimension de «roman d’apprentissage de l’imagination» présente dans le film?
Stéphanie Moisdon. J’ai été très intéressée par la dimension du roman de formation dans le film et dans laquelle s’inscrit l’exposition. Le projet s’est déroulé comme une expérimentation: pendant un an, nous avons essentiellement produit de la parole et du texte. Les objets, les formes, les œuvres ont été saisis à la dernière minute, comme une dernière captation. J’ai élaboré cette édition à partir de différents ateliers, sous la forme d’un jeu: un atelier chorale dirigé par Sylvie Fleury, un atelier maquette conduit par Valentin Carron et Fabian Marti — enseignants de l’ECAL —, un atelier scénographie réalisé par Denis Savary, Ruben Valdez – un étudiant architecte – et moi-même, un atelier d’écriture avec Tristan Garcia…
Ce projet fonctionne selon le principe de mutualisation des savoirs et de répartition des compétences. Quel rapport entretenez-vous avec le travail collectif?
Stéphanie Moisdon. A travers cette expérience, il s’agit de mettre en suspens la question de la production individuelle. Je voulais que pour un temps seulement ces jeunes artistes se détachent d’obsessions essentiellement liées à la visibilité et à la carrière personnelle. Il fallait les intégrer au cœur d’une dynamique plus ludique. J’ai passé commande à chacun en fonction de leurs qualités respectives, exactement comme on le fait dans la préparation d’un film où l’on a besoin de compétences très diversifiées.
En 2012, j’avais adapté La carte et le territoire de Michel Houellebecq sous l’angle du travail avec l’exposition «Le Monde comme volonté et papier peint» en me focalisant sur l’extrait où il est question de William Morris et des fabriques d’art. La fabrique d’art selon Morris m’a semblé être un projet des plus profondément social, humain, productif d’objets mais aussi de nouveaux outils et de pratiques collectives. Elle incarne une source d’enseignement extraordinaire, encore aujourd’hui en Angleterre, en Autriche, en Suisse — à l’ECAL —, alors qu’en France elle ne l’est pas du tout. La figure de Morris plane toujours dans ce que je réalise.
«Life is a Bed of Roses (un roman)» du 27 mai au 4 juillet à la Fondation d’entreprise Ricard, Paris.