Un événement est un fait qui sort de l’ordinaire. Pour peu qu’il ait une incidence sur le cours des choses, qu’il soit l’objet de représentations qui l’autonomisent par rapport au fait initial, il devient «un moment historique», à la mesure spatiale et temporelle de son impact. Ainsi les images, comme les discours, sont «acteurs de l’histoire». Mais leur rôle a bien sûr évolué au fil du temps et des mutations techniques, culturelles et politiques. Tel est le propos de l’exposition du Jeu de Paume, qui déploie les représentations visuelles de cinq événements, de natures très hétérogènes, qui se sont échelonnés depuis le milieu du XIXe siècle, date de l’entrée de l’image dans l’ère industrielle, jusqu’à la société d’information actuelle. Mais si la proposition est attrayante, la traversée de l’exposition laisse le visiteur sur sa faim.
Le choix des événements, si on comprend qu’ils ont été retenus pour le rôle singulier, ou nouveau, qu’y a joué l’image, semble néanmoins quelque peu arbitraire. Ainsi la guerre de Crimée, événement qui n’a pas laissé de traces si mémorables dans nos histoires nationales, est ici présente parce qu’il s’agit du premier conflit armé couvert par la photographie, dont on voit bien d’ailleurs les limites d’alors. Fenton et ses comparses enregistrent la vie posée des cantonnements, et des navires, les paysages, l’avant et l’après des batailles, portraiturent état-major et officiers, mais la lourdeur du dispositif interdit au photographe de se positionner sur le point de vue du dessinateur de guerre, dont les images sont autrement vivantes. Ainsi qu’en témoignent les planches de Durand-Brager, où se livrent des batailles enragées, et où l’on s’étripe sans vergogne. Quant à la peinture, française et au service du Second Empire, elle hisse des drapeaux victorieux, dans les couleurs pimpantes d’uniformes aussi immaculés qu’exotiques. Malheureusement, si les estampes et les pages de L’Illustration et du Illustrated London News montrent bien l’invention du reportage illustré, qui se déploie en nombreuses doubles-pages, ce n’est qu’entre les lignes que l’on entrevoit l’usage des photographies. Reprises parfois en gravure, et, par ailleurs exposées, sans que l’on sache dans quelles conditions.
L’absence de contextualisation des images empêchent d’en mesurer la nouveauté ou l’impact. De comprendre la construction d’un «mythe», par exemple. Ainsi les photographies, les couvertures de magazines et les films de propagande syndicale ou politique, qui participaient de la lutte des classes vigoureuse et frontale de l’époque, convergent pour fabriquer «l’iconographie du bonheur» d’une classe ouvrière, que les congés payés libèrent, au moins temporairement, des contraintes de l’exploitation. Mais sans contrepoint sur la propagande en vogue dans les années 30, sur la réalité sociale et politique, ou encore sur l’iconographie de la misère ouvrière, cet ensemble, par ailleurs réduit – la salle est la plus petite de l’exposition -, re-présente l’imagerie qui a nourri la mémoire collective. Une répétition qui n’en démonte pas la fabrication.
Une sélection d’images un peu étriquée affecte aussi la partie consacrée à la chute du mur de Berlin. Les unes de quelques quotidiens allemands et les photographies exposées sont en reste par rapport aux images d’agences, encore vives dans nos mémoires, qui ont inondé les magazines de l’époque, et qui rivalisaient dans la symbolisation de cet événement inespéré, par ailleurs vécu en direct à la télévision. Et les courts extraits des journaux télévisés de chaînes françaises ne donnent qu’un pâle reflet du feuilleton médiatique, pour lequel, jour après jour, heure après heure, le peuple berlinois a joué son propre rôle conscient qu’il était de participer à l’Histoire.
L’absence d’images est paradoxalement ce qui frappe le plus dans la salle dévolue au 11 septembre. Certes l’exercice statistique sur les unes des quotidiens américains enfoncent le clou du monopole de quelques agences filaires, et du goût de la presse pour le spectaculaire au détriment de l’information. Pour autant la configuration de l’exposition qui laisse à penser que la presse n’a pas restitué l’ampleur du drame, le réduisant à une image cataclysmique, alors que les citoyens amateurs auraient eux produit et diffusé les images qui plongent au cœur de la catastrophe, paraît bien artificielle. Puisque la presse a dans les jours qui ont suivi l’attentat abondamment publié ces images, que de nombreux photographes professionnels ont mêlé leur production à celle des amateurs, et que toutes se sont fondues dans une représentation, propre de tout cadavre, où priment la stupeur, l’effroi, et la solidarité. Les reportages télévisuels ont par ailleurs abondé, avec notamment le documentaire des frères Naudet sur le travail des pompiers new yorkais à l’intérieur même des tours. Finalement le spectateur se retrouve dans la situation d’alors, sans point de repère extérieur qui l’aide à comprendre la nature de ces images. Ainsi aucun questionnement sur l’enregistrement en direct d’un attentat par nature imprévisible. Aucune évocation non plus de la fiction. Il semble que cela soit un parti pris, mais comment voir ces tours en flammes sans Hollywood? De même que le pathétique étalage des produits dérivés et patriotiques fabriqués à partir de la photographie des pompiers hissant la bannière étoilée sur les décombres du World Trade Center, elle-même copie quasi conforme de la photographie de Joe Rosenthal prise sur l’île d’Iwo Jima en 1945, ne peut pas se voir sans la mystification à laquelle cette dernière a donné lieu, et que Clint Eastwood a mis en fiction dans Flags of our Fathers. Cette partie de l’exposition semble en retard d’un film. Peut-être sont-ce là les limites d’un accrochage conventionnel d’images et de quelques écrans, dans un espace somme toute restreint.
Reste un fil rouge, anecdotique cependant tant il est ténu et lacunaire: celui de l’art. Si Horace Vernet est un artiste au sens du XIXe siècle, sa peinture léchée va d’amble avec l’ensemble des images produites pour soutenir l’effort de guerre en Crimée : pure image de propagande. Fernand Léger, compagnon de route de la classe ouvrière, peint, en 1953, un tableau qui participe aussi du mythe du bonheur possible, et des lendemains qui chantent. On s’étonne alors de l’absence d’œuvres futuristes dans la partie consacrée à la conquête des airs au tout début du XXe siècle. Délaissant l’engagement et la conviction, la peinture se fait aimablement satirique avec Matthias Koeppel, qui répondant à une commande du Parlement de Berlin, renoue avec la peinture d’histoire, mais en élargit l’angle de vue pour englober les médias, à l’évidence acteurs actifs sinon décisifs de l’événement.
Enfin, jpegny02, de Thomas Ruff. De l’image des tours en feu, capturée sur la Toile et démesurément agrandie, ce qui amplifie les extrapolations de la compression jpeg, ne reste qu’un spectre, déjà ruine sans devenir, sur lequel viennent se projeter et s’engloutir toutes les images par ailleurs vues ou entrevues, quelqu’en soit la nature, documentaire, fictionnelle, ou télévisuelle. Avec cette seule image, inassignable et aveugle d’avoir été arrêtée et scrutée, l’exposition prend acte d’une autre de ses limites, celle de ne pouvoir capter les flux de l’ère informationnelle qui bouleverse à nouveau le rôle dévolu aux images.
Roger Fenton
— Guerre de Crimée: Incidents of Camp Life: l’Entente Cordiale, 1855.
— Guerre de Crimée: Incidents of Camp Life: the Pipe of Peace Costume of the Camp, 1855.
Léon Gimpel
— Issy-les-Moulineaux. Départ du dirigeable militaire «Le Temps», 1911. Plaque de projection, 9 x 12 cm.
Thomas Ruff
— jpegny02, 2004. C-print sur diasec. 269 x 364 cm.
Couverture de magazine
— Vu, 2 août 1939, n° 594, 1939.