Le manifeste à la base du Musée de la danse l’affirmait déjà «sérieusement et dans la joie»: «Il est temps de décloisonner la danse, de remettre en question l’opposition qui la sépare des arts dits pérennes, durables, statiques». Sous la direction de Boris Charmatz, l’ancien Centre chorégraphique national Rennes-Bretagne a désormais pour vocation de donner lieu à «ce mariage impossible entre deux mondes, (…d’) explorer les tensions et les convergences entre arts plastiques et arts vivants, mémoire et création, collection et improvisations sauvages, oeuvres mouvantes et gestes immobiles.»
Cette démarche a la force d’impact d’une véritable transfiguration: «Appliquer aux Å“uvres un autre «système de connexion», les brancher sur d’autres intensités, d’autres procédures formelles, leur attribuer un mode de visibilité qui en décale le commentaire». C’est précisément ce que le chorégraphe et sa compagnie éphémère font pour la Levée des conflits.
Dans la pièce Flip Book sur Merce Cunningham, Boris Charmatz s’employait déjà à frotter la danse à la photographie, art par excellence de la mémoire et de la suspension du mouvement. La danse prenait forme dans les interstices, entre les poses, dans un travail qui fonctionnait sur des coupures, dans une temporalité éminemment éclatée.
Levée des conflits va beaucoup plus loin dans cette expérience de l’hybridation des modes d’existence et d’apparition spécifiques aux différents arts. Le chorégraphe parle tout d’abord d’une sculpture vivante et l’équation qui relie le mouvement au temps et à l’espace dans le cas de la danse s’en trouve profondément chamboulée. Une sculpture se donne dans l’instant, dans une sorte d’immédiateté, même si elle se laisse parcourir et traverser comme paysage, à l’instar des formes monumentales d’un Anish Kapoor.
Boris Charmatz se donne donc pour défi de créer une structure chorégraphique qui puisse nous apparaître dans l’instant même dans la totalité de ses parties, selon une temporalité qui va au delà de la suite linéaire dans laquelle s’inscrit et se déploie habituellement un enchaînement de mouvements. Une sorte de « nirvana » de la danse, sans début ni fin…
Pour cela, il met en place un dispositif minimaliste et infaillible — 25 mouvements sont repris en canon par 24 interprètes — qui captive l’attention concentrée du public et se nourrit de l’énergie des danseurs au bord de la transe. Il faut plusieurs cycles avant que la machine ne tourne à plein régime, mais une fois atteint ce point, l’énorme monstre hybride gagne une vie autonome. Il s’engouffre dans le tourbillon d’une ronde hypnotique qui aimante le public, déborde vers les marges du plateau, s’agglutine en une masse compacte et fluide ou se retire en un ressac lourd et lent.
Nous sommes happés par ce dance hole en suspension, où naissent des formes insoupçonnées qui, au-delà de toute volonté d’écriture, mettent en jeu une terrible charge humaine. Boris Charmatz a su s’entourer pour ce projet de danseurs d’exception, dont les corps, pris dans une nuée de gestes respirants, sont la mémoire vive et en acte de tant d’œuvres chorégraphiques passées ou à venir. L’expérience, à la fois éprouvante et vertigineuse, nous plonge dans la réalité d’un musée incorporé, provoquant, transgressif, perméable et aux temporalités infiniment complexes.
— Conception: Boris Charmatz
— Assisté de: Anne-Karine Lescop
— Lumière: Yves Godin
— Son: Olivier Renouf
— Interprétation: Eleanor Bauer, Nuno Bizarro, Mathieu Burner, Magali Caillet-Gajan, Boris Charmatz, Sonia Darbois, Olga Dukhovnaya, Olivia Grandville, Peggy Grelat, Gaspard Guilbert, Taoufiq Izzediou, Lenio Kaklea, Jurij Konjar, Elise Ladoué, Catherine Legrand, Maud Le Pladec, Éric Martin, Naiara Mendioroz, Thierry Micouin, Andreas Albert Müller, Mani Asumani Mungai, Élise Olandeguy, Felix Ott, Annabelle Pulcini, Fabrice Ramalingom, Nabil Yahia-Aïssa