Chère Martine Aubry,
Lorsque nous nous demandons quel candidat, au deuxième tour d’une élection présidentielle cruciale, pourrait porter les couleurs de la gauche en étant à l’écoute de ceux qui veulent en finir avec le marketing néolibéral, c’est à vous que nous pensons.
Depuis longtemps, nous vous observons et nous observons les autres. Nous ne croyons pas aux miracles, nous n’attendons pas de femme ou d’homme providentiel. Mais nous croyons à votre sérieux. Et nous pensons qu’aujourd’hui le sérieux est de mise. Nous sommes certains que la France mérite beaucoup mieux que le délitement actuel et nous savons que vous partagez cette certitude.
Pourtant nous sommes étonnés et, vous l’avouerai-je, très inquiets, d’une absence. Une absence pas absolument totale, certes, mais qui nous laisse un goût amer, un goût de manque, et qui pour tout dire nous effraie : le peu de place que tient ce qu’on appelle «culture» dans le programme du parti socialiste français. Bien sûr, la culture et l’art, nombreux sont aujourd’hui ceux qui ont tendance à penser que c’est une affaire compliquée, réservée aux spécialistes et aux professionnels. Et ceux-là n’osent guère s’aventurer dans cette zone à risque, remplie de chausse-trappes et de faux semblants, où corporatismes et féodalités masquent la forêt essentielle. Mais en réalité (et nous croyons que si le personnage public l’oublie parfois, la personne privée le sait bien), il s’agit de tout autre chose.
Non, ce n’est pas une affaire de spécialistes. Et il ne s’agit pas non plus de loisirs. Nous parlons ici, chère Martine Aubry, d’une question absolument centrale pour l’avenir de notre civilisation. Nous parlons du choix que nous serons ou non capables de faire entre la construction d’un monde fondé sur ce que nous appelons l’humain et une société qui nous mène à la barbarie.
Comme le montra Jean Itard dans le Mémoire sur Victor de l’Aveyron qui fournit à François Truffaut la matière de L’Enfant sauvage, l’humain ça ne tombe pas du ciel. Ça se fabrique, ça prend du temps et ça n’est pas facile. Ça se fabrique avec des mots, avec des images, des symboles, avec du passé. Avec de la transmission. Avec tous les outils immatériels qui permettent de construire et nourrir un imaginaire à la fois partagé et intime. Avec tous les outils du symbolique. L’art et la culture, ce vaste univers de symboles qui ne peut être quantifié sans perdre sa substance, ça n’est pas moins que ça. Les outils de la construction de l’humain.
Et il est évident qu’en la matière tout est lié. L’art, bien sûr, sous toutes ses formes, la recherche et évidemment l’éducation. Tout cela marche ensemble ou rien ne marche.
Dans l’Europe néolibérale, un faisceau de signes innombrables converge vers la destruction de ce que nous appelons l’humain. Brutalité d’une main, propagande de l’autre, encouragement général à cesser de penser et échanger. Cet encerclement qui concerne tous les aspects de nos vies tend à faire de chacun un individu dénué de sens collectif. Nous devons nous opposer frontalement à cela. Car nous parlons ici de valeurs de gauche qui doivent être défendues à gauche.
Et nous parlons d’un domaine où les frontières ne peuvent être abolies. Peut-être l’ultime domaine où la frontière entre ce qu’on nomme la gauche et la droite, entre le partage et l’égoïsme, ne pourra jamais être abolie. Car lorsque l’art et la culture ne sont plus envisagés sous l’angle de leur circulation démocratique et de l’échange qu’ils induisent, il n’est pas sûr qu’ils existent encore pour ce qu’ils sont vraiment. En tant qu’art et en tant que culture en action dans la société.
On peut en faire des objets d’admiration ou de commerce, et on ne s’en prive pas. Mais là , c’est autre chose : l’essentiel disparaît. On s’attache au visible, au brillant, à ce qui rapporte du pouvoir ou de l’argent. Mais lorsqu’on néglige les nappes phréatiques pour n’accorder d’importance qu’aux jeux d’eau des bassins royaux, il n’est pas sûr que ces bassins puissent longtemps être alimentés. Il faut défendre et faire entrer dans le futur ces inventions extraordinaires qui naquirent dans notre pays après la Libération au prix de durs combats et qui sont aujourd’hui en danger, de l’Éducation populaire au système de l’intermittence. Il faut rappeler que le service public de la culture français fut un outil important de la reconstruction du pays et qu’il doit être un élément crucial de sa refondation. Car cet outil nous a permis et nous permet de véhiculer l’essentiel, au-delà de tout phénomène médiatique et de toute rentabilité. L’essentiel, en un mot, c’est ce que Peter Brook nomme la relation.
Laisserons-nous notre civilisation, déjà gravement altérée par l’individualisme, être amputée de ce qu’il lui reste de capacité à utiliser le symbole comme moyen d’échange et de construction d’une richesse commune ? La culture, c’est l’outil de la relation. Il y a une trentaine d’années, lorsque René Dumont et ses amis tentèrent de nous alerter sur les dangers que font courir à la planète la surexploitation des ressources et un productivisme incontrôlé, on les écouta peu. On ne prit guère au sérieux ces «gentils» amoureux de la nature. On pensait qu’il y avait d’autres priorités, bien plus graves et urgentes. Il a fallu le patient acharnement de ces pionniers et quelques gravissimes catastrophes pour que le mot «écologie» s’installe dans notre vocabulaire, au point que même les ultralibéraux s’en emparent. Nous savons tous aujourd’hui que la terre est en danger. Mais, en admettant que nous la sauvions de ce danger, de quelle humanité la peuplerons-nous? D’un semblant d’humanité formaté, privé de culture et d’imaginaire, sans passé, plus proche du robot que de l’idée que nous nous faisons de l’humain?
Attendrons-nous, cette fois encore et pour le pire, ces catastrophes qui risquent d’être irrémédiables, avant de mesurer l’enjeu? Non.
Être à gauche, cela implique de le faire maintenant. Voilà pourquoi, chère Martine Aubry, nous vous en conjurons, il faut d’urgence prendre cette question au sérieux, il faut donner une très grande importance, dans le programme de votre parti, à cet enjeu central de civilisation.
Tant qu’il est encore temps.
Nicolas Roméas
Fondateur de la revue Cassandre/Horschamp
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