Au connoisseur qui dans les tags a vu renaître l’esperluette,
déliée, par les murs, des lettrines du commerce.
A Gérard Blanchard
Chaque fois que l’écrit sur l’art procède d’un œil lucide, il bute sur un épais relief, équivalant à la distance qui sépare le mot de l’image, et par ce choc décèle qu’en ce rebond fugace repose l’essentiel.
Il existe pourtant, pour dire cet élément du monde qui — monde en soi — l’excède et lui revient — l’œuvre d’art —, cette lettre qui est un mot, cette imprononçable & qui tient muet le lecteur et par ce suspens même garantit l’indicible comme il bride les yeux de rabot avec lesquels, d’ordinaire, la plume épie l’image.
Logogramme, l’esperluette défie également le concept lorsqu’il tend, avec l’abstraction pour filet, à annexer son objet; calligramme, elle se soustrait tout à fait à cet empire pour prendre le parti du poète.
Epervier et alouette, fascinée et cruelle comme l’enfant au regard d’oiseau, telle est l’œuvre d’art. L’œuvre d’art est une esperluette.
Lentement, en quelques siècles longs, l’esperluette a confondu le E et le T qui la formaient d’abord afin d’apparaître maintenant, au contraire de l’arobase à l’arrogante roue, comme une lettre sans lettre; presque comme une image. (Et cette mutation, cette quasi-trahison, explique peut-être qu’aux temps modernes elle fut bannie de l’alphabet et déchue de son rang de vingt-septième lettre).
Toutefois, sans autre forme d’exégèse, c’est la saillance de cette image, plutôt que sa naissance, dont il faut suivre ici le cours, avec la métaphore pour seule nef passagère.
Blanchard, en effet, écrit de l’esperluette qu’elle est, en typographie, «la ligature par excellence». & déjà , par ce «peu à peu quoique aussitôt» de Blanchot qui selon lui est le «temps même de la métaphore», la ligature sort de ses plombs pour gagner ce champ de plaies et de béances où le pied s’est posé, et sur lequel l’artiste s’étend et tisse, brode le long fil rouge de l’art qui borde les disparus. (Car le poète ne panse pas ses blessures, et s’il les égare parfois, il ne peut oublier qu’hors ces failles, par lesquelles son art en comparaissant s’échappe, il ne sait créer). Ainsi, l’esperluette est cette trace de plume d’oie qui a repoussé les poinçons et les entailles de l’imprimerie moderne pour se lier aux fils de la main tisserande de l’artiste, et former par elle l’empreinte d’une suture en ébauche.
Sans repos cependant qu’elle ne bouge, son écheveau est mouvement — comme la métaphore, qui fait la statue femme — ainsi que l’écriture, qui s’anime à l’instant où un œil, en cascadant sur ses lettres, lui prête attention et vie — rythme.
Or le rythme de l’esperluette est une mélodie qui fait de deux objets apparemment dissemblables une harmonie nouvelle. Ce que Blanchard nomme «esprit de l’Arabesque», et en laquelle Elie Faure voit à la fois la «traduction plastique du plus haut individualisme» et la ligne qui — flâneuse — fend la rigueur des compositions renaissantes en rapprochant l’homme — chtonien — du ciel sa providence.
Comme telle, en tant qu’arabesque, le mouvement de l’esperluette est de saisissement: le S qui l’impulse saisit deux O — retournements sans détour interjetés à l’image du monde qu’ils surprennent — en un tour qui est l’indice mathématique de l’infini, et deux extrémités qui sont l’indice de son infinie ouverture. Deux hampes, dont l’une s’éloigne du monde tandis que la seconde lui revient et, en passant, filent deux boucles dont les pleins et les déliés indiquent les marges tantôt épaisses, tantôt ténues, qui distinguent le domaine propre de l’art – son autonomie — du monde dont elle procède — son hétéronomie.
Ainsi, d’arabesque, l’esperluette se noue… ou bien s’enlace. Entre les replis et les surplis de ses entrelacs — autour des piédestaux et en deçà des cimaises —, en aparté du monde maintenant, sont contenues, non pas, non, le rien des cercles blancs, mais deux perles baroques. (Le mot d’esperluette lui-même — suprême illusion — n’est-il pas de la perle l’écrin?)
L’œuvre d’art, et Gombrich a formé cette métaphore-ci, est une perle. Comme elle, elle se développe autour d’une impureté, d’un grain de sable, et s’y enroule jusqu’à le faire disparaître tout à fait dans le secret des vagues. La forme — l’image — qui résulte de ce mystère de la création est elle-même mystère. Et le mystère, au contraire du secret, ne se perce pas, mais dans sa dérobade en frémissant se pressent, car on ne passe pas sans péril la main dans cet anneau.
Ambitionner de retrouver le grain de sable, non pour chercher une origine, mais pour démontrer que la perle et l’œuvre ne sont que des factices que les conventions surestiment; vouloir épuiser l’œuvre en en diminuant la valeur plutôt qu’en cherchant, comme l’exprime Gombrich, le «vouloir de la pierre»; prétendre, en somme, énoncer quelque chose de définitif — une définition — de l’art qui mette sa duperie en lumière séduit, aujourd’hui, jusques aux faiseurs de perles.
Et en effet, rien de moins aisé que le geste de briser une perle si ce n’est celui de crever une toile. Rien de plus vain non plus que de contempler, entre ses doigts désemparés, les bris de nacre qui se sauvent, et présumer qu’en ces débris gît le prix de la vérité.
Dénouer pareillement l’esperluette en un cordeau, qui n’ait ni la langueur d’un tiret s’étirant, ni l’horizon pour promesse, c’est lui retirer, dans un même trait tranchant, et son titre de symbole — union abstraite concrétisée par le signe écheveau du mot et de l’image —, et sa vertu d’allégorie – écheveau déroulant un ailleurs — volatile.
Nier, parce qu’elle est l’illusion qui feint de retenir le temps, qu’en l’œuvre l’identité et l’altérité anachroniquement se plient et se déplient, comme tardivement elles se déploient dans la rencontre, c’est admettre — avant la perte — que notre écriture ait renoncé à lier l’homme au monde et à suppléer à cette déliaison l’envol des pinceaux ou les nuées fugitives d’«abolis bibelots d’inanité sonore».