ÉCHOS
18 Août 2010

Les vues courtes de Dreamlands

PSarah Ihler-Meyer
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L’exposition «Dreamlands. Des parcs d’attractions aux cités du futur» offre un parcours ludique et foisonnant aux détours colorés et humoristiques. C’est que la notion de spectacle est prise dans son acception la plus pauvre et la plus démagogique aux dépens de son versant critique. On aurait dû en sortir glacés, on en est sorti enchantés.

Le sous-titre de «Dreamlands» exprime clairement le projet: exposer la façon dont les parcs d’attraction, mais aussi les expositions universelles des années 1900, ont influencé l’architecture de la seconde moitié du XXe siècle ainsi que l’imaginaire des artistes. De Coney Island à Dubaï en passant par Las Vegas, se déclinerait une architecture du rêve, de l’artificiel, de la démesure et du sensationnel, bref du spectaculaire au sens pauvre du terme. Dans un tel cadre théorique, les Å“uvres présentées dans cette exposition invite tour à tour à se vautrer dans le kitsch et à se moquer de touristes photographiés devant des décors en carton pâte.

Rien de bien méchant, tout juste de la complaisance sinon de la démagogie. Car, proposer une histoire de l’architecture sous le signe du spectacle impliquait d’adopter un point de vue davantage critique. Loin de se réduire à l’idée de féérie et de délire, le spectacle désigne également un stade du capitalisme avancé, dans lequel le capital s’affiche et s’impose avec violence. Selon Guy Debord, en effet, «le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image», ou encore, «la société du spectacle [est celle] où la marchandise se contemple elle-même dans un monde qu’elle a créé».
Ainsi, il aurait été plus judicieux de révéler comment Las Vegas signe le passage d’une architecture spectaculaire à une autre; de la démesure onirique des Expositions universelles à la démesure de l’argent roi dont Dubaï est l’apothéose; du ludique à la violence symbolique du marché. «Si Dubaï est un parc à thème, son thème est moins l’urbanité que l’implacable lutte des classes mondialisée qui fait notre présent historique» (François Cusset).

Une telle approche ne serait pas allée sans évoquer la part d’aliénation contenue dans les divertissements proposés par ces «dreamlands». L’économie-monde et son spectacle s’accompagnent d’une division du travail toujours plus aliénante, faite d’employés séparés de leurs propres désirs et de la chose pour laquelle ils travaillent. De fait, rarement investie dans le labeur, la libido est prise en charge par la culture de masse qui la libère de manière brute (le plus souvent sous forme de défoulement et de sensations violentes) — night club, block busters,… machines à sous, peep show — et conforte ainsi l’aliénation, à savoir la dépossession de soi-même et le musèlement de la libido à l’intérieur de la vie professionnelle.
Dans les termes d’Herbert Marcuse, parallèlement à l’absence de sublimation, l’entertainment offre la possibilité d’une «désublimation répressive», c’est-à-dire d’«une délivrance à l’égard de la répression, un soulagement du corps qui échappe temporairement aux dépravations du labeur; c’est même le soulagement d’un corps sensuel qui jouit des bienfait de la culture de masse. Mais c’est néanmoins la délivrance d’un corps soumis à la répression, d’un instrument de labeur et de divertissement dans une société qui l’organise contre sa propre libération». En d’autres termes, l’architecture du spectacle (de l’économie de marché) a pour corollaire une aliénation qu’elle ne fait que renforcer.

Dans cette perspective une autre lecture de l’histoire des «dreamlands» aurait été possible: des photo-montages dynamiques de Kazimierz Podsadecki ou de Laszlo Moholy-Nagy aux photographies de Philippe Chancel, en passant par les peintures explosives de Fotunato Depero, l’installation de Malachi Farrell, la vidéo déréalisante d’Olivio Barbieri mais aussi les photographies d’Allan de Souza ou de Martin Parr serait apparue non pas une sage filiation d’architectures de rêves mais le cauchemar du capitalisme utopique.

Par ailleurs, cette exposition présente le «façadisme» comme un phénomène propre à la seconde moitié du XXe siècle, manifestement en faisant fi de l’histoire de l’architecture. Celle-ci regorge de bâtiments dont la structure interne ne répond pas à l’apparence extérieure, qu’il s’agisse des pyramides égyptiennes ou des temples de Pétra, des façades gothiques ou des premiers buildings américains mais aussi du néoclassicisme et de l’éclectisme du XIXe siècle. Au final, seule la modernité architecturale a fait de la coïncidence de l’intérieur et de l’extérieur son principe clé.

En somme, aussi belle et plaisante que soit cette exposition, elle ne propose qu’une lecture très «histoire de l’art» de l’architecture: elle donne à voir une succession de formes sans étudier les forces qui les travaillent, la surface en lieu et place des arcanes. On aurait dû en sortir glacés, on en est sorti enchantés.

Lire
— Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992.
— Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Éd. Minuit, Paris, 1982.
— François Cusset, «Dupli-cité. Dubaï ou le vain rêve de mille et une villes», Dreamlands. Des parcs d’attraction aux cités du futur, Centre Pompidou, Paris, 2010.
— Bruce Bégout, «Making of. Dans les coulisses des fabriques du rêve», Dreamlands. Des parcs d’attraction aux cités du futur, Centre Pompidou, Paris, 2010.
— L’article de Muriel Denet sur paris-art.com.

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