Avec «Les vigiles, les rêveurs, les menteurs», Guillaume Désanges prolonge son cycle d’expositions au Plateau, sur une proposition brillante mais difficilement praticable. Celui qui affirmait haut et fort, lors d’un atelier au Mac/Val en 2009, que «la critique d’art appartient à tout le monde», conduit ici son auditoire vers une impasse référentielle. Et le fait que cette «irrésolution cognitive» soit anticipée et justifiée dans la note d’intention ne change pas grand-chose.
La visite de ce troisième volet du programme «Erudition concrète» est ardue, car elle nécessite un certain état d’esprit. On peut choisir de la gravir comme une montagne, en y laissant son énergie sur le chemin. Ou d’accepter d’y errer et d’en construire, au fur et à mesure, le paysage. De s’y aventurer en spectateur émancipé pour composer «notre propre poème», comme le dirait Jacques Rancière.
La principale difficulté que l’on rencontre tient à la nature même des œuvres, traces ou fantômes de réel, mémoires fragmentaires, documents indéchiffrables ou ésotériques. Ce qu’elles disent du monde, de l’histoire, le rapport qu’elles entretiennent avec la connaissance n’est pas seulement lacunaire, mais encore si imprégné de fiction qu’il en devient caduc. La transmission de leur message (car ici les artistes sont essentiellement des «passeurs») est parasitée, brouillée par les reconstitutions et les traductions plastiques.
Ainsi, avec Luis Camnitzer, la construction du canal de Panama prend la forme d’une installation où les indices historiques ― archives de journaux gravées sur une frise de cuivre ― se mêlent sans distinction à des inventions plastiques. Son titre en palindrome, A man A plan A canal Panama, lisible dans les deux sens, confirme la dimension à la fois ludique et politique de l’œuvre.
De la même manière, Éric Baudelaire propose dans la vidéo The Makes une lecture analytique du cinéma d’Antonioni, de la période japonaise plus exactement. Le critique Philippe Azoury, seul à l’écran, construit un discours à partir de photographies de tournage et d’anecdotes, sans que l’on ne parvienne à l’identifier comme expert ou comme faussaire.
Ailleurs, un parfait exemple de parasitage signé Wali Raad. Sur le mur de la première salle d’exposition, des vues de Beyrouth assemblées en cahier, s’alignent, criblées de points colorés. Ces derniers correspondent à l’emplacement des trous d’obus dans la ville et aux codes couleur qui marquent les cartouches de munition des pays industrialisés.
Résolument politique, Let’s be Honest, the Weather Helped (1984-2007) interroge l’idée de reportage, met en cause la véracité du document historique. Mais pas seulement. L’œuvre dépasse le cadre critique en poétisant le réel, et l’archive de guerre devient un territoire plastique et affectif, lieu de fantasmes et ― pourquoi pas ? ― d’espoir.
S’il y a confusion des sources et des catégories, fictives ou documentaires, le personnel et le politique s’entrecroisent également. Dans son diaporama sonorisé, Tamar Guimaraes aborde les discriminations raciales et les troubles de l’ère Vargas et de la dictature militaire au Brésil par l’intermédiaire de la biographie d’un spirite brésilien, Chico Xavier.
Quant à Mathieu Kleyebe Abonnenc, il fait rejouer dans l’espace d’exposition, où trônent deux pianos à queue, les œuvres du compositeur afro-américain Julius Eastman. Le Concert Crazzy Nigger est un pont vers un artiste méconnu mais surtout une mise en relation avec un contexte social précis: celui des revendications ethniques pour l’accession à la citoyenneté américaine, entre 1970 et 1980.
Par ses différents degrés de sens et de réalités, l’exposition désoriente. On cherche en vain des repères sémantiques ou temporels — repères que la présence de nombreuses peintures issues du réalisme socialiste vient encore perturber davantage − alors qu’il faut justement les abandonner derrière nous.
Car Guillaume Désanges, plus que de proposer un parcours, un commissariat, fait œuvre. Une œuvre dans laquelle on se promène, comme dans un espace malléable ― sonore, visuel, textuel ou seulement indiciel. Une œuvre qui se dévoile quand on veut bien la rêver, et dont la forme exprime l’urgence de briser les distances entre auteur et spectateur, ignorance et connaissance, art et savoir. On comprend mieux désormais pourquoi l’exposition s’ouvre sur le très beau documentaire de Jean-Luc Godard, Lettre à Freddy Buache, tant sa forme en elle-même emprunte à l’esprit de la Nouvelle vague, dans sa résistance à l’ordre établi.
— Walid Raad, Let’s be Honest, the Weather Helped, 1984-2007. 5 Impressions jet d’encre qualité archive. 49 x 74,5 x 4,5 cm. Carré d’art-Musée d’art contemporain
— GD/Work Method, Les Vigiles, les menteurs, les rêveurs, 2010. Conception graphique: Loran Stosskopf
— Julius Eastman, Un projet de Mathieu Abonnenc Courtesy Mary Jane Leach . Photographe inconnu (fin années 80)
— Eric Baudelaire, Not yet titled (I), 2010. 53 livres, bande sonore en anglais (traduction en français). Dimensions variables
— Jean-Luc Godard, Lettre à Freddy Buache (Ville de Lausanne), 1981. Documentaire. 11’43’’. Réalisation: Jean-Luc Godard. Scénariste: Jean-Luc Godard. Adapteur: Jean-Luc Godard. Dialoguiste: Jean-Luc Godard
— Visuel générique de l’exposition, Crédit GD / Work Method, Paris avec la participation de Loran Stosskopf