Les dysfonctionnements de l’époque sont paradoxalement producteurs de vérité. D’un jour à l’autre, les plus grandes banques du monde s’effondrent comme des châteaux de cartes : hier réputées être des piliers inébranlables de prospérité, elles s’avèrent aujourd’hui avoir préféré les spéculations frauduleuses à leur mission de stimuler l’activité économique. Après avoir atteint des sommets qui pouvaient faire croire que le libéralisme économique était la meilleure voie pour construire l’avenir, la déroute fulgurante des bourses conduit les dirigeants les plus idéologues de la planète, le Président de la République en tête, à militer pour une «refondation du capitalisme». Quant aux partis politiques comme le Parti socialiste dont le rôle, en ces temps de difficultés extrêmes et de lendemains incertains, devrait être de proposer des réponses, voire de résister aux orientations prises, voici que ses dirigeants offrent le spectacle lamentable de sacrifier leur mission à leurs petits intérêts.
La crise dite «systémique», qui est en train de ravager le monde «développé», est à ce point profonde qu’elle n’épargne aucun secteur de la machine sociale, économique et politique, ni même aucun des secteurs qui, comme la presse, sont en charge de la production de «vérité» — non pas de «vrai», mais de «vraisemblable» auquel on peut encore croire, c’est-à -dire encore accorder quelque confiance et crédit.
Cette crise «systémique» de la presse est indissociablement une crise d’audience, de viabilité économique, des modes de fabrication et de diffusion ; c’est aussi et surtout une crise des contenus et des pratiques journalistiques. Elle est en un mot l’une des manifestations de l’effondrement du régime de vérité sur lequel reposait hier encore la presse : effondrement des manières et principes selon lesquels on fabrique simultanément l’information et les conditions de la croyance en elle.
C’est dans cette situation que le très libéral Figaro a commis un très archaïque et très significatif acte de censure graphique, digne des tristes pratiques en vigueur dans les vieux régimes totalitaires. Il a retouché un portrait de la ministre de la Justice Rachida Dati (19 nov. 2008) qui accompagnait l’interview que le journal publiait opportunément d’elle à un moment de crise où une pétition des magistrats remettait en cause son action ministérielle et ses comportements, où la misère des prisons éclatait au rythme des suicides à répétition.
De quoi s’agit-il ? Apparemment de peu de chose en regard des grandes questions qui agitent le monde d’aujourd’hui. Mais le diable niche dans les détails qui, pour être infimes, n’en sont que plus éloquents. Alors que, sur la photographie originale, Rachida Dati portait une très visible et très identifiable bague Chaumet d’une valeur de 15600 euros, elle avait miraculeusement disparu de son doigt sur le portrait imprimé.Â
Miracle de l’électronique par laquelle la «puissance du faux» vient décidément supplanter l’illusoire «force du vrai»…
En réponse aux questions des journalistes de L’Express qui ont découvert l’affaire, la rédactrice en chef du service photo du Figaro a répondu : «On a bouclé dans l’urgence. On assume. On ne voulait pas que la bague soit l’objet de la polémique, alors que le vrai sujet était la pétition des magistrats».
Après cette claire synthèse de l’enjeu politique de l’opération, Etienne Mougeotte, directeur des rédactions du quotidien, a été contraint de rectifier en jurant que «dorénavant une règle simple sera observée au Figaro. Aucune modification ne pourra être apportée à une photo d’actualité à l’exclusion du cadrage et à condition que cela ne modifie en rien le sens de la photo. C’est en appliquant cette règle simple et impérative que nous éviterons le renouvellement de ce type d’erreur» (Le Figaro, 25 nov. 2008).
Bien pauvres promesses, trop tardives et trop dérisoires, pour restaurer la confiance en l’impartialité de l’information dont il se confirme qu’elle est fabriquée sur mesure en faveur d’orientations et d’intérêts partisans (en se cas un soutien militant à la politique du pouvoir en place). Maladroites promesses aussi, dans lesquelles le «dorénavant» sonne comme un aveu public que, dans la longue durée d’«avant», on s’en est donné à cœur joie dans le bidouillage des photos et de leurs sens… Hypocrites promesses, évidemment, où l’on feint de découvrir la «règle simple et impérative» qui aurait dû servir de socle déontologique à un journal qui s’est longtemps réclamé de la «liberté de blâmer».
La retouche ne date certes pas d’aujourd’hui. Mais aux temps de la photographie aux sels d’argent, elle était l’exception, tandis qu’elle est avec le numérique devenue la règle. Autant, en effet, il fallait auparavant faire appel aux compétences extra-photographiques de retoucheurs qui soumettaient les épreuves au régime manuel de la peinture ; autant, aujourd’hui, les clichés numériques sont toujours-déjà retouchés, les appareils vendus avec des logiciels de traitement d’images.
Ce qui exigeait temps et savoir-faire est devenu banal et rapide, applicable «dans l’urgence» d’un bouclage.
Les engagements d’irréprochabilité du Figaro reposent sur un triple déni-méconnaissance qui les rendent inapplicables.
Déni du fait que sous le régime numérique, les photos n’«adhèrent» plus rigidement aux choses comme pouvait encore le croire Rolland Barthes des photos argentiques.
Déni, également, du fait que le moindre cadrage, et surtout le plus anodin recadrage, sont toujours des prises de position — conscientes ou non —, des actes signifiants, des productions de sens.
Déni, enfin, du fait qu’à l’«ère du soupçon» (Nathalie Sarraute) qui est la nôtre une immense défiance pèse sur les détenteurs de savoir-pouvoir, les producteurs de «vérité», et en particulier la presse. Et que rien ne nous engage à accorder le moindre crédit à ceux qui, sans vergogne, sacrifient à leurs intérêts la plus élémentaire déontologie professionnelle.
Mais, heureuse contradiction, l’époque nouvelle, qui peut paraître sans foi ni loi, et ouverte aux pratiques les plus grossières et les plus archaïques, développe une sorte de morale par laquelle les conditions de l’excès portent en elles-mêmes celles de son contrôle et de sa régulation. Le numérique, qui rend la falsification des images aisée, banale et immanente, a aussi donné naissance aux réseaux, qui mettent en lumière et dévoilent les petits trucages et les grandes tromperies
A une vérité d’empreinte, basée sur la confiance accordée à des photos argentiques matérielles et stables publiées dans la presse, succède une vérité de réseau basée sur la surexposition, la circulation et la publication des images et de l’information.
La magie du réseau a ainsi donné une visibilité et une publicité extraordinaires à la bague de la ministre, comme hier aux bourrelets du Président. Le numérique, qui avait permis de subrepticement les effacer sur la photo, leur confère une réalité décuplée sur le réseau internet. Il s’avère être à la fois l’opérateur et le révélateur de la falsification.
André Rouillé.