, pour la photographie documentaire argentique; une vérité allégorique, pour la photographie matériau de l’art contemporain ; une vérité de réseau, pour la photographie numérique.
Inutile de préciser qu’aucune de ces trois vérités n’est plus «vraie» que les autres, chacune ne désigne en effet qu’un régime de vérité, c’est-à -dire de croyance.
Ni l’exact ni le vrai ne sont inhérents à la photographie. Si les images peuvent passer pour être exactes, et même vraies, elles ne puisent pas en elles seules leur exactitude ou leur vérité.
«La vérité étant inséparable d’une procédure qui l’établit» (Gilles Deleuze), on a à comprendre selon quelles procédures les photographies-documents, qui sont de part en part construites, conventionnelles et médiates, ont pu apparaître comme réalistes, immédiates, exactes et vraies.
Ou comment la chaîne des transformations qui conduit de la chose à l’image peut culminer dans l’exact et le vrai. En un mot, on a à comprendre une production de certitudes (Bruno Latour), ou de croyances, et à décrire les mécanismes des énoncés et des formes qu’elle met en jeu.
VÉRITÉ D’EMPREINTE
Au cours des trente dernières années, la réflexion sur la photographie s’est, non sans pertinence, arrimée à la notion d’empreinte, afin de distinguer la photographie du dessin qui, lui, relèverait plutôt de l’icône. Il s’agissait de dégager la photographie des catégories du dessin — la représentation, l’icône, l’imitation, le savoir faire manuel —, dans lesquelles elle était engluée, pour faire apparaître certaines de ses singularités: l’empreinte, la trace, l’enregistrement, le fonctionnement machinique.
Au-delà de leur fécondité, les notions de trace et d’empreinte ont eu l’immense inconvénient de donner un nouvel élan à l’approche idéaliste de la photographie en arrimant ses images à l’existence préalable de choses dont elles ne feraient qu’enregistrer passivement la trace.
C’est Roland Barthes qui, dans son dernier ouvrage, La Chambre claire (1980), est allé avec le plus de force et d’éloquence dans cette impasse métaphysique de l’être et de l’existence, en réduisant la réalité aux seules substances, en rabattant sur les choses les images décrétées «toujours invisibles», et en négligeant totalement les formes photographiques.
Le dogme de l’empreinte masque cela que la photographie n’enregistre pas sans faire être. De part en part construite, elle fabrique et fait advenir des mondes. L’empreinte va mécaniquement de la chose (préexistante) au cliché, tandis que l’image, elle, produit du réel.
Réduire l’image à sa dimension d’empreinte, c’est occulter ses dimensions symbolique et esthétique. C’est enfermer le document dans une logique représentative allant de la chose à l’image, et oublier que c’est dans le processus inverse, conduisant de l’image à la chose, que l’image peut être documentaire et transmettre du vrai (non «le» vrai).
Quand Roland Barthes affirme ne voir que la chose dans une photographie, il confesse être aveugle à l’essentiel : l’image et ses formes. Ces formes par lesquelles l’image signifie et produit de la vérité et du réel.
La vérité d’empreinte a ses énoncés : la quantité sans qualité, la machine à voir, le culte du référent, l’enregistrement, l’attestation ; elle a aussi ses formes propres : la netteté, la transparence, l’instantané.
VÉRITÉS ALLÉGORIQUES
Les limites de la notion d’empreinte sont apparues nettement quand, au cours des années 1980, la fonction documentaire de la photographie a décliné au profit de son usage en tant que matériau de l’art contemporain. Du document à l’art contemporain, la photographie a basculé de l’empreinte à l’allégorie.
A la figure rhétorique de l’empreinte (c’est-à -dire du semblable, du même, de la répétition mécanique, de l’univoque, du vrai) succède la figure de l’allégorie qui est au contraire double, ambiguï;té, différence, fiction.
De l’empreinte à l’allégorie, la photographie passe du redoublement de la chose elle-même à une autre chose que la chose.
Dans l’allégorie, un sens propre, explicite, renvoie à un sens latent, figuré. La caverne de Platon est ainsi une allégorie des degrés de la connaissance et de l’être.
Plus largement, le mécanisme de l’allégorie consiste à doubler un texte (ou une image) par d’autres, à les lire à travers d’autres, à la manière du commentaire et de la critique qui produisent des textes sur des textes et des images.
L’allégorie fonctionne en fait sur le principe du palimpseste: la production allégorique ne vise pas à rétablir une signification originelle perdue ou obscure (ce n’est pas une herméneutique), elle ajoute et substitue une signification autre (allos=autre) à la signification antérieure.
Le supplément allégorique est à la fois ajout et remplacement, il se substitue à la précédente signification qui est effacée ou masquée, comme dans un palimpseste. À l’inverse de la photographie-document dont l’idéal est de transmettre avec le plus de fidélité possible.
Nombreuses sont, à partir des années 1980, les œuvres photographiques qui fonctionnent sur le principe de l’allégorie-palimpseste.
Celles de Pierre & Gilles qui font de la réalité un théâtre, une fiction, entrecroisant la mise en scène, la photographie et la peinture.
Mais aussi celles de Joachim Mogarra dont la série Montagnes de magazine (1994) se compose de grandes photographies de montagnes. Avec cette particularité que les clichés n’ont pas été pris d’après nature, mais d’après des images de montagnes imprimées dans des magazines. Dérision des genres canoniques de l’histoire de l’art; jeu avec les référents de la photographie; brouillage de l’identité des choses; inversion ludique des hiérarchies: autant de remises en question des valeurs traditionnelles de l’art et de la photographie.
Éric Rondepierre, quant à lui, prend des clichés de photogrammes de films sous-titrés dans lesquels s’entrecroisent les matières filmique, textuelle, photographique et vidéographique.
Les grandes photographies d’architectures intérieures ou extérieures de Thomas Demand n’ont pas été prises d’après des bâtiments réels, mais à partir de maquettes minutieusement réalisées par l’artiste.
La photographie ne procède plus là à une imitation de la nature, mais à une imitation de la culture, imitation d’ordre deux. Imitation d’œuvres qui imitent.
Quand la photographie sort de la sphère documentaire pour servir de matériau à l’art contemporain, l’allégorie prévaut sur l’empreinte.
La photographie s’inscrit à partir des années 1980 dans des œuvres où l’allégorie se manifeste sous ses autres aspects que sont la ruine, le fragment, le morcellement, l’imperfection, l’incomplétude. Walter Benjamin a insisté sur «le rapport de l’allégorique avec tout ce qui est fragmentaire, désordonné, encombré», sur le fait que «dans le champ de l’intuition allégorique, l’image est fragment, ruine».
Le caractère fragmentaire, désordonné et encombré d’éléments disparates et dérisoires, que l’on rencontre souvent chez Thomas Hirschhorn, se retrouve dans les travaux de Peter Fischli et David Weiss.
Entre la photographie-document des photographes et la photographie allégorique des artistes, les procédures diffèrent sensiblement. Tandis que le photographe est à la recherche d’une vision totalisante et cohérente, l’artiste de l’après-modernisme multiplie les vues partielles, fragmentaires, éclatées, voire dérisoires. Le premier tente de saisir en un instant décisif l’essence d’une situation ; le second demande seulement à la photographie de conjurer le caractère éphémère des choses en enregistrant leurs plates apparences, ou en dressant des inventaires sans ordre défini, sans profondeur, sans parti pris ni point de vue affirmés.
D’un côté, une vision en profondeur et une volonté de traverser la surface des choses pour en extraire un sens ; de l’autre côté, l’étalement de vues asubjectives et asignifiantes, aussi neutres et détachées que possible.
Pour l’allégorie-palimpseste, le réel n’est pas un but mais un point de départ. La réalité matérielle, historique, sociale ou artistique est ainsi traitée comme un matériau infiniment malléable sans égards, ni pour la fidélité (celle de la photographie-document), ni pour les normes et pratiques esthétiques (celles du modernisme), ni pour les chronologies et les catégories établies (celles de l’histoire de l’art).
Ce retour de l’allégorie dans l’art à la fin du XXe siècle coï;ncide avec l’effondrement de l’édifice du Modernisme, avec le passage d’une époque de l’empreinte à une époque de l’allégorie. Ce qui, du point de vue de la photographie, se traduit par un fort et rapide déclin de sa fonction traditionnelle de document au profit de nouveaux usages, en particulier celui de matériau artistique.
De l’une à l’autre époque, de la photographie-empreinte à la photographie-allégorie, ce sont d’autres formats et formes d’images, d’autres lieux de présentation et de circulation, d’autres usages, d’autres matières, d’autres régimes de vérité. Un basculement des pratiques et des valeurs d’images qui accompagne et actualise en art les grands bouleversements du monde contemporain.
VÉRITÉS DE RÉSEAU
L’essor fulgurant de la «photographie numérique» vient une nouvelle fois bouleverser la pratique documentaire. Et cela de plusieurs façons : en brisant le régime de vérité qui était supporté par la photographie argentique, en modifiant la matérialité des images, en accroissant considérablement leur vitesse de circulation, et, de plus en plus, en transférant une partie du rôle d’informer aux amateurs.
La «photographie numérique» n’est pas une autre version de la photographie, mais un autre type d’image. L’une et l’autre étant séparées par une fracture qui va bien au-delà de ses aspects techniques. Les changements sont amplement plus importants que les permanences.
La photo numérique a les apparences de la photo, mais elle n’a ni les matériaux de la photo, ni ses vitesses de circulation, ni ses dispositifs opératoires, ni ses modes d’alliages avec les autres images, ni ses surfaces d’inscription, ni ses coûts de production, ni son odeur, ni bien sûr son régime de vérité.
S’agissant du régime de vérité, la photographie numérique fait radicalement basculer les images dans l’ère du soupçon. C’est sur le caractère «définitif» de l’image que reposait le régime de vérité de la photographie argentique; c’est à cause de son caractère «perpétuellement variable», infiniment flexible, que l’image numérique est en proie au soupçon.
La première était extrêmement rigide, les trucages et retouches toujours longs, difficiles et nécessairement limités; la seconde est toujours-déjà retouchée, les appareils numériques étant d’ailleurs vendus avec des logiciels de traitement d’images, c’est-à -dire de retouche. De l’argentique au numérique, l’ère du soupçon succède à une longue période de croyance en la vérité des images.
La photographie argentique est une machine à fixer, à produire de la permanence. L’instantané fixe, fige, arrête un geste ou un instant; le négatif-empreinte scelle dans sa matière les formes des choses du monde; le mot «fixateur» désigne éloquemment le produit chimique qui bloque toute transformation de l’image.
Avec le numérique, au contraire, les ancrages et points fixes ont disparu. Les images sont déconnectées de leur origine matérielle qui devient inassignable. Sans point fixe, sans origine absolue, elles sont infiniment labiles et transmissibles au sein de réseaux numériques sous l’état non objectal de fichiers électroniques.
Bien qu’elles puissent accessoirement (et non nécessairement) être imprimées sur papier, les écrans sont leurs surfaces privilégiées d’inscription, et les réseaux leur aire de circulation. Instantanément accessibles en tous points du globe sur les réseaux internet ou par courrier électronique, les images numériques sont toujours-déjà déterritorialisées.
Mais les clichés de la prison d’Abou Ghraib, aussi frustes soient-ils, ont fait émerger l’horreur des sévices que les geôliers américains infligeaient à leurs prisonniers irakiens. Non plus une vérité due au regard et au métier des photographes de la grande époque du reportage, mais un nouveau type de vérité due à la prolifération des clichés numériques et à leur dissémination rapide et instantanée sur internet. Vérité de réseau contre vérité d’un regard.
On quitte le monde des images-choses pour celui des images-événements, c’est-à -dire pour un autre régime de vérité, d’autres usages des images, d’autres savoir-faire techniques, d’autres équations économiques, d’autres pratiques esthétiques, de nouvelles vitesses et de nouvelles configurations territoriales et matérielles. D’autres vérités, des vérités sans le support rassurant d’une matérialité fixe, des vérités mouvantes et à construire au coup par coup, à faire sortir du doute, — des vérités paradoxales qui puisent leur vitalité de la puissance du faux.
André Rouillé.
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Peter Fischli & David Weiss, Der Lauf der Dinge, 1987. Film. 30 mn. Caméra: Pio Corradi. Son: Dieter Lengacher, Willy Kluth. Montage: Rainer M. Trinkler, Mirjam Krakenberger.
Le présent éditorial est le texte de la communication faite par André Rouillé ce 22 novembre 2007 à Lima (Pérou) dans le cadre des «Rencontres internationales de l’image contemporaine».