Au cours du dernier quart du XXe siècle, la photographie a connu des bouleversements majeurs: sa fonction documentaire a décliné au profit de son rôle de matériau de l’art contemporain. Elle a ainsi basculé du domaine de l’empreinte à celui de l’allégorie. Depuis lors, un autre phénomène, non moins important, est intervenu : la «photographie numérique» a pris possession, avec une fulgurance inouïe, des positions jusqu’alors occupées par la photographie argentique documentaire. Trois régimes de vérités se partagent désormais le monde métissé et contrasté de la photographie: une vérité d’empreinte, pour la photographie documentaire argentique; une vérité allégorique, pour la photographie matériau de l’art contemporain; une vérité de réseau, pour la «photographie numérique».
Aucune de ces trois vérités n’est plus «vraie» que les autres, chacune ne désigne en effet qu’un régime de vérité, c’est-à -dire de croyance. Ni l’exact ni le vrai ne sont inhérents à la photographie. Si les images peuvent passer pour être exactes, et même vraies, elles ne puisent pas en elles seules leur exactitude ou leur vérité.
«La vérité étant inséparable d’une procédure qui l’établit» (Gilles Deleuze), on a à comprendre selon quelles procédures les photographies-documents, qui sont de part en part construites, conventionnelles et médiates, ont pu apparaître comme réalistes, immédiates, exactes et vraies.
Ou comment la chaîne des transformations qui conduit de la chose à l’image peut culminer dans l’exact et le vrai.
VÉRITÉS D’EMPREINTE
Au cours des trente dernières années, la réflexion sur la photographie s’est, non sans pertinence, arrimée à la notion d’empreinte. Au-delà de leur fécondité, les notions de trace et d’empreinte ont eu l’immense inconvénient de donner un nouvel élan à l’approche idéaliste de la photographie en arrimant ses images à l’existence préalable de choses dont elles ne feraient qu’enregistrer passivement la trace.
C’est Roland Barthes qui, dans La Chambre claire (1980), est allé avec le plus de force et d’éloquence dans cette impasse métaphysique de l’être et de l’existence, en réduisant la réalité aux seules substances, en rabattant sur les choses les images décrétées «toujours invisibles», et en négligeant totalement les formes photographiques.
Réduire l’image à sa dimension d’empreinte, revient à occulter ses dimensions symbolique et esthétique, et à enfermer le document dans une logique représentative allant de la chose à l’image, et oublier que c’est dans le processus inverse, conduisant de l’image à la chose, que l’image peut être documentaire et transmettre du vrai (non «le» vrai).
Quand Roland Barthes affirme ne voir que la chose dans une photographie, il confesse être aveugle à l’essentiel : l’image et ses formes. Ces formes par lesquelles l’image signifie et produit de la vérité et du réel.
La vérité d’empreinte a ses énoncés: la quantité sans qualité, la machine à voir, le culte du référent, l’enregistrement, l’attestation. Elle a aussi ses formes propres : la netteté, la transparence, l’instantané.
VÉRITÉS ALLÉGORIQUES
Les limites de la notion d’empreinte sont apparues nettement quand, au cours des années 1980, la fonction documentaire de la photographie a décliné au profit de son usage en tant que matériau de l’art contemporain. Du document à l’art contemporain, la photographie a basculé de l’empreinte à l’allégorie.
A la figure rhétorique de l’empreinte (c’est-à -dire du semblable, du même, de la répétition mécanique, de l’univoque, du vrai) succède la figure de l’allégorie qui est au contraire double, ambiguïté, différence, fiction. De l’empreinte à l’allégorie, la photographie passe du redoublement de la chose elle-même à une autre chose que la chose.
Dans l’allégorie, un sens propre, explicite, renvoie à un sens latent, figuré. La caverne de Platon est ainsi une allégorie des degrés de la connaissance et de l’être. Plus largement, le mécanisme de l’allégorie consiste à doubler un texte (ou une image) par d’autres, à les lire à travers d’autres, à la manière du commentaire et de la critique qui produisent des textes sur des textes et des images.
L’allégorie fonctionne en fait sur le principe du palimpseste: la production allégorique ne vise pas à rétablir une signification originelle perdue ou obscure (ce n’est pas une herméneutique), elle ajoute et substitue une signification autre (allos=autre) à la signification antérieure.
Le supplément allégorique est à la fois ajout et remplacement, il se substitue à la précédente signification qui est effacée ou masquée, comme dans un palimpseste. À l’inverse de la photographie-document dont l’idéal est de transmettre avec le plus de fidélité possible.
Nombreuses sont, à partir des années 1980, les œuvres photographiques qui fonctionnent sur le principe de l’allégorie-palimpseste.
Celles de Pierre & Gilles qui font de la réalité un théâtre, une fiction, entrecroisant la mise en scène, la photographie et la peinture. Mais aussi celles de Joachim Mogarra dont la série «Montagnes de magazine» (1994) se compose de grandes photographies de montagnes. Avec cette particularité que les clichés n’ont pas été pris d’après nature, mais d’après des images de montagnes imprimées dans des magazines.
Dérision des genres canoniques de l’histoire de l’art; jeu avec les référents de la photographie; brouillage de l’identité des choses; inversion ludique des hiérarchies: autant de remises en question des valeurs traditionnelles de l’art et de la photographie.
La photographie ne procède plus là à une imitation de la nature, mais à une imitation de la culture, imitation d’ordre deux. Imitation d’œuvres qui imitent.
Quand la photographie sort de la sphère documentaire pour servir de matériau à l’art contemporain, l’allégorie prévaut sur l’empreinte.
Entre la photographie-document des photographes et la photographie allégorique des artistes, les procédures diffèrent sensiblement.
Tandis que le photographe est à la recherche d’une vision totalisante et cohérente, l’artiste de l’après-modernisme multiplie les vues partielles, fragmentaires, éclatées, voire dérisoires.
Pour l’allégorie-palimpseste, le réel n’est pas un but mais un point de départ.
La réalité matérielle, historique, sociale ou artistique est ainsi traitée comme un matériau infiniment malléable sans égards, ni pour la fidélité (celle de la photographie-document), ni pour les normes et pratiques esthétiques (celles du modernisme), ni pour les chronologies et les catégories établies (celles de l’histoire de l’art).
Ce retour de l’allégorie dans l’art à la fin du XXe siècle coïncide avec l’effondrement de l’édifice du Modernisme. Ce qui, du point de vue de la photographie, se traduit par un fort et rapide déclin de sa fonction traditionnelle de document au profit de nouveaux usages, en particulier celui de matériau artistique.
De la photographie-empreinte à la photographie-allégorie, ce sont d’autres formats et formes d’images, d’autres lieux de présentation et de circulation, d’autres usages, d’autres matières, d’autres régimes de vérité. Un basculement des pratiques et des valeurs d’images qui accompagne et actualise en art les grands bouleversements du monde contemporain.
VÉRITÉS DE RÉSEAU
L’essor fulgurant de la «photographie numérique» vient une nouvelle fois bouleverser la pratique documentaire. S’agissant du régime de vérité, la photographie numérique fait radicalement basculer les images dans l’ère du soupçon. C’est sur le caractère «définitif» de l’image que reposait le régime de vérité de la photographie argentique; c’est à cause de son caractère «perpétuellement variable», infiniment flexible, que l’image numérique est en proie au soupçon. De l’argentique au numérique, l’ère du soupçon succède à une longue période de croyance en la vérité des images.
La photographie argentique est une machine à fixer, à produire de la permanence. Avec le numérique, au contraire, les ancrages et points fixes ont disparu. Les images sont déconnectées de leur origine matérielle qui devient inassignable. Sans point fixe, sans origine absolue, elles sont infiniment labiles et transmissibles au sein de réseaux numériques sous l’état non objectal de fichiers électroniques.
Elles sont toujours-déjà déterritorialisées.
Les clichés de la prison d’Abou Ghraib en Irak, aussi frustes fussent-ils, ont fait émerger l’horreur des sévices que les geôliers américains infligeaient à leurs prisonniers irakiens. Non plus une vérité due au regard et au métier des photographes de la grande époque du reportage, mais un nouveau type de vérité due à la prolifération des clichés numériques et à leur dissémination rapide et instantanée sur internet. Vérité de réseau contre vérité d’un regard.
On quitte le monde des images-choses pour celui des images-événements, c’est-à -dire pour un autre régime de vérité, d’autres usages des images, d’autres savoir-faire techniques, d’autres équations économiques, d’autres pratiques esthétiques, de nouvelles vitesses et de nouvelles configurations territoriales et matérielles. D’autres vérités, des vérités sans le support rassurant d’une matérialité fixe, des vérités mouvantes et à construire au coup par coup, à faire sortir du doute — des vérités paradoxales. La vérité comme écume du faux.