Dans l’espace calme et blanc de la pièce, on découvre trois grandes sculptures circulaires, les trois « sœurs ». Ce travail étonnant, délicat, de Corinne Sentou semble synthétiser la direction de la Galerie Eric Dupont.
Lointaines parentes des Rotoreliefs de Marcel Duchamp, ces belles formes abstraites, découpées, aux jointures fines et solides, occupent l’angle gauche du mur au fond de la galerie. Les trois sœurs semblent, pour ainsi dire, en conversation silencieuse — un groupe de deux d’un côté, une célibataire de l’autre. Mais, définies en fait comme des « lieux », ces sculptures captent le regard, génèrent des sensations, des vibrations colorées, sans fixer jamais les choses. Ici l’amnésie est totale. Il n’y a ni histoire, ni récit. Et le visiteur remarque tout de suite ce léger décalage qui crée une impression de mouvement : les grandes formes n’ont pas été accrochées sur un même alignement.
Dans ces œuvres, la ligne — instauratrice d’ornement, de géométrie, de concept, de déplacements divers, mais aussi de continuité et d’interruption — participe d’un principe d’incertitude soigneusement composé : Corinne Sentou agit en laissant évoluer chez le spectateur attentif ce qu’elle a posé.
La tension provient de ce qui apparaît comme tangible alors que l’insaisissable surgit sans cesse. Si l’on compare ces trois agencements de cercles avec d’autres œuvres de l’artiste (les lignes de perles roses, la multitude de structures angulaires, de cercles évidés ou pas, dont témoigne le catalogue Usual Place), il est clair que les jeux de formes, de couleur, d’espace, et parfois de son, constituent des combinaisons infinies d’environnements. Le rose, le jaune orangé des grands disques peints irradie et participe de la mise en espace : le pouvoir hypnotique de la couleur crée un espace indéfinissable, néanmoins présent. Le plaisir visuel est ici associé à une volonté de légèreté, en puisant allègrement dans un rigoureux répertoire de formes.
Ces cercles aux ombres colorées, qui constituent la matière des trois sœurs, trouvent un écho superbe dans le Livre de dessin de Corinne Sentou. En 2001, cent trente-six dessins (crayon, feutre, gouache et jeux de découpe) sont ces « choses en devenir », ces « lignes de fuite » (C. Sentou) qui donneront naissance à d’autres réalisations (installations, vidéos, sculptures). Précision, délicatesse, liberté du geste et de l’intention caractérisent ces formes non explicables.
L’artiste, dans un texte récent intitulé Indications définit ses dessins comme « des indices, une trace, un reste matériel d’une vision diffuse ». Si Corinne Sentou est sensible à l’œuvre de Barnett Newman ou de Kenneth Noland, ou, dans un autre sens, aux installations d’Annette Messager, elle affirme ici une très grande maîtrise de l’espace, sans concéder à la séduction des effets. Car il s’agit plutôt de troubler les évidences, en faisant de la sculpture (ici presque un haut-relief) un réceptacle de formes déclinables ainsi qu’une densité colorée qui interroge la limite de ces formes mêmes.
Corinne Sentou
-Trois sculptures en bois laqué de 120 cm de diamètre composées de cercles de 1 cm d’épaisseur.