Tout serait simple si le contenu des images ne devait son existence qu’à l’impression des formes et des couleurs du monde sur le papier ou l’écran. Car si les lois de la chimie et de la physique peuvent expliquer ces mécanismes naturels, la science montre en revanche ses limites dès qu’on en vient au sens de ce contenu : comment en expliquer la genèse ? En d’autres termes, d’où viennent les images ? L’exposition «Les Repreneurs» présentée actuellement à la Galerie Michèle Chomette apporte une réponse aussi complexe que brève : d’autres images.
Ce geste de reprise d’images nécessairement antérieures et liées à des supports parfois différents — affiches publicitaires, cartes postales, photos de presse, tableaux — fait passer à l’acte une puissance dont les images sont porteuses : toute image est grosse d’autres images, qui la transformeront parfois jusqu’à la rendre méconnaissable. C’en est ainsi fini du mythe de l’original, du moins en un sens absolu ; car si la transformation opère sur une image préexistante, celle-ci ne peut être tenue pour un original : car d’où vient-elle elle-même, si ce n’est d’autres images, y compris des images mentales et de ce qu’elles doivent aux désirs, aux angoisses et aux passions ? En somme, sur le plan plastique comme sur le plan de leur signification, les photographies construisent leur histoire, leur généalogie et leurs atavismes.
«Les Repreneurs» déclinent cette puissance matricielle des images en puisant à différentes sources : se conjuguent références artistiques (photographiques chez Paolo Gioli, mais aussi picturales chez Alain Fleischer) et référents ordinaires (affiches publicitaires chez Bernard Plossu et Riwan Tromeur, images de presse chez Mikael Levin, photographies non artistiques chez Walker Evans ou chez Alain Fleischer aussi).
Mais c’est sa manière de «reprendre» qui singularise surtout chaque artiste. La reprise est souvent explicite, l’image première étant un élément désigné et identifiable comme tel (Plossu, Fleischer, Levin, Gioli) ; mais, cas plus rare, elle peut aussi être implicite, comme dans l’éparpillement d’une photographie de Plossu en quatre images différentes par Tromeur (Buen Viaje, 1998) : la signification d’ensemble de l’image de Plossu est alors dissipée et fragmentée en ces nouvelles images dont chacune acquiert son autonomie. Chaque partie devient un tout, mais la somme de ces parties n’équivaut pas à la totalité initiale. Par quelques traits brefs et énergiques tracés sur ces nouvelles images, Tromeur signale un détail, dirige le regard, comme pour indiquer que le processus pourrait être redoublé.
La reprise s’exprime aussi par la superposition d’images : elle peut évoquer l’entrelacement des images mentales et la multiplication des idées qui nous traversent parfois en un même instant, tout en nous reliant à des dimensions différentes du temps : ainsi des Voyages parallèles (# XVI, 1991) de Fleischer.
Mais la superposition peut aussi comporter une dimension critique et un sens politique. Le travail de Levin (News Pictures, 2006) déroute toute tentative d’assignation d’un sens déterminé et fixe aux images médiatiques, précisément en saturant l’image d’éléments porteurs de sens et en créant un effet de confusion. Sont exposés cinq clichés de journaux détrempés, aux feuilles froissées et collées. Sous l’effet de la pluie, la première feuille du journal s’imprègne de celles qui lui font suite.
Des éléments identifiables transparaissent, mais leurs liens sont brouillés, et le sens de l’image demeure hypothétique, ainsi que le rapport des mots à l’image ; on devine des victimes d’attentats, des explosions ; des mots évoquent la guerre en Irak, des bribes de sens peuvent être recomposées sous l’eau qui ruisselle ; mais le chaos pointe toujours. Le monde et les images sont au bord de la dissolution, le regard et la compréhension doivent choisir entre le scepticisme et le renoncement.
Si toute image est reprise, comment donc en fabriquer de nouvelles ? À partir de photographies de Cameron (Cameron Obscura, 1981 ; «Alice» Cameron Obscura, 1981) de Eakins (L’Huomo di Eakins, 1982) et de Marey (Eakins / Marey, 1982 ; Uccelli Sopra il Respiro di Marey, 1982) Gioli associe des éléments plastiques opposés : le noir et blanc et la couleur ; le mouvement décomposé de Marey, qui évoque le déroulement du temps, et le tirage instantané du polaroïd ; le papier des clichés traditionnels et les éléments fibreux composant les strates intérieures des images du polaroïd.
Quelques traits de crayon viennent parfois prolonger les formes des visages ou des corps tronqués par ces manipulations. La reprise convoque des revenants, des images ancestrales rappelant leur fonction tutélaire à la modernité. Comme cette exposition en est la preuve, la reprise n’entrave pas l’invention : elle l’enrichit.
Paolo Gioli
— L’Uomo di eakins, 1982. Polaroid 20 x 25, transfert de polaroid sur soie, crayon sur papier Fabriano 50 x 35.
Riwan Tromeur
— Buen viaje, 1998. Extrait d’un ensemble sériel de 64 œuvres sur papier, technique mixte dont impression offset, encre, graphite. 46 x 46 cm.
— V-Body, 2006. Séquence, 4 photo couleur sur transparents avec dispositifs luminescent. 168 x 42 cm chaque.
Mikaël Levin
— Série «News pictures», 2005. Photographie noir et blanc marouflée sur aluminium. 42 x 62 cm (encadrée).