. Il y a de plus en plus d’artistes qui cherchent la gloire. Il y a de plus en plus d’œuvres d’art qui s’entassent dans les réserves. Il y a de plus en plus de musées qui savent pas quoi programmer. (La machine ne peut plus s’arrêter). Il y a de plus en plus de catalogues qui pèsent leurs tonnes en ego. Il y a de plus en plus de collectionneurs qui veulent posséder ce que l’autre ne possède pas. Il y a de plus en plus d’argent et de spéculation confinés au bon goût du pouvoir dominant. (La machine ne peut plus s’arrêter)», etc.
Cette vision sombre et désabusée d’une surproduction anarchique de l’art peut à certains égards paraître optimiste, ou comme l’envers de la situation qui semble bien prévaloir sur la scène française actuellement. Loin de tourner à un régime frénétique, la machine souffrirait plutôt de ratés.
C’est du moins ce qui ressort de plusieurs études diligentées par le ministère de la Culture, en particulier Les Galeries d’art contemporain en France. Portrait et enjeux dans un marché mondialisé, ou par le ministère des Affaires étrangères commanditaire du fameux rapport dans lequel Alain Quemin a, en 2001, révélé au grand jour la situation préoccupante de l’art contemporain français sur la scène internationale.
Les succès internationaux de certaines galeries françaises d’art contemporain ne peuvent faire oublier qu’elles ont toutes à surmonter des difficultés immenses, en premier lieu l’absence en France de grands collectionneurs privés. Non seulement pour acheter, mais pour créer des dynamiques, susciter un climat de confiance et stimuler des initiatives.
Cette absence de grands collectionneurs actifs et charismatiques, tels qu’on en rencontre en Grande Bretagne ou en Allemagne, est évidemment imputable à une insuffisante incitation fiscale, mais elle est surtout due à une éducation artistique insuffisante (l’échec de l’art à l’école !) ; à une très large indifférence, sinon un réel mépris, des médias ; à la faiblesse du mécénat d’entreprise («Les entreprises ne s’avèrent guère plus actives que les collectionneurs individuels») ; sans oublier cette autre «exception française» : les remises en cause périodiques de l’art contemporain par un quarteron d’intellectuels nostalgiques.
Tout cela, qui contribue à entretenir le doute et la réserve, n’est guère propice à susciter la confiance en l’art français, et à stimuler les audaces.
Les initiatives et les succès doivent s’arracher de haute lutte contre ce terrible «virus de l’impossible», cette résignation qui taraude sournoisement les esprits les mieux disposés vis-à -vis de l’art et de la culture français.
Un renversement fatal semble s’être insidieusement opéré : faire ne consiste plus tant à construire qu’à vaincre le poids énorme des indifférences. Les plus belles initiatives sont sans cesse menacées de s’échouer dans cette zone sombre d’inertie qui nous entoure.
Dans ces conditions, une meilleure appréciation de l’état de la création et de l’art ne serait pas à rechercher dans les bilans annuels de ce qui a été fait, mais dans d’impossibles contre bilans qui listeraient ce qui n’a pas pu aboutir faute d’encouragements, de soutiens, d’accompagnements, de partages. Faute de confiance en l’avenir.
Là où devraient se constituer des réseaux forts de compétences, d’expériences, et les moyens, c’est l’individualisme qui souvent prévaut. Sous le poids des difficultés, le repli l’emporte sur les échanges et les collaborations.
La société civile, du public aux élites, des individus aux entreprises, n’accorde pas à l’art contemporain assez de cette attention qui le ferait prospérer presque naturellement sur un terrain social riche. L’art contemporain est trop dénigré, ou trop négligé, pour être mieux considéré qu’un simple divertissement, qu’une curiosité, ou qu’une énigme.
Alors qu’il devrait être regardé comme un mode spécifique et irremplaçable, sensible et corporel, d’approcher et de comprendre le monde.
Face à cette situation, l’action des pouvoirs publics est loin de remporter l’adhésion. Les soutiens publics, généralement plus importants en France qu’ailleurs, sont régulièrement accusés d’être… responsables des ratés du marché de l’art.
Il est en effet reproché aux aides et aux achats, aux centres d’art contemporain et aux commandes publiques, d’opérer directement avec les artistes, c’est-à -dire d’intervenir en amont du marché, et de court-circuiter ainsi les galeristes et les collectionneurs dans leur rôle de découvreur, tout en gratifiant de jeunes artistes d’une cote artificiellement élevée.
Tour à tour accusés d’être pingres, usurpateurs de fonctions artistiques, et perturbateurs du marché, les pouvoirs publics seraient aussi inconstants : ils abandonneraient au milieu du gué des artistes qu’ils sortiraient de l’anonymat sans jamais les conduire jusqu’à la reconnaissance internationale.
Alors ? «Moins d’État et mieux d’État», selon la très libérale formule qui voudrait qu’en la matière le «moins» soit le «mieux» ! Il est pourtant évident que «sans l’État, certains pans de la création, sans doute les plus controversés, risqueraient de disparaître».
Donc, « plus d’État» pour arrêter l’hémorragie des moyens publics qui compromet gravement la vitalité et le rayonnement international d’un art contemporain français. Et «mieux d’État», au sens où l’État serait avec les collectivités territoriales nationales et européennes un formidable stimulateur d’énergies, accélérateur de projets. Un convertisseur d’inertie en action.
«Il suffit de dire oui pour que ça change la face des choses», avait inscrit dans l’une de ses œuvres Philippe Thomas, fondateur de l’ex-agence «Les readymades appartiennent à tout le monde»…
André Rouillé.
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Ann Hamilton, Phora, 2005. Installation. Dimensions variables. La Maison rouge-Fondation Antoine de Galbert. © Marc Domage.