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Les poissons, selon l’arrivage du jour

PAurélien Pelletier
@18 Déc 2011

Invité à La BF15 pour quelques jours de résidence, l'artiste suisse Eric Hattan s'est appliqué à «dé-ranger» les espaces et les choses. En opérant un déplacement radical des espaces privés vers les salles d'exposition, il révèle un art d'attitude où les gestes et le regard occupent une place de choix.

Eric Hattan fait partie de ces artistes à qui s’appliquerait assez justement ces phrases de Douglas Hebler : «Le monde est plein d’objets plus ou moins intéressants; je n’ai pas envie d’en ajouter d’avantage. Je préfère simplement constater l’existence des choses en termes de temps et/ou de lieux». Il pratique résolument un art d’attitude, et c’est dans ses gestes, son regard, son positionnement vis-à-vis du monde que réside toute l’importance de son travail.

Invité à La BF15, il s’est employé comme souvent à «dé-ranger» les espaces et les choses. Il a l’habitude de débuter ses expositions sans projet prédéfini et attend d’être sur place pour se nourrir directement de la situation présente.

Pendant ses quelques jours de résidence à Lyon il s’est lancé à la découverte des locaux, non seulement les salles d’exposition mais aussi (surtout) les espaces privés, inaccessibles au public. De là il a choisi d’opérer un déplacement radical, de ces derniers vers les premiers. Tout objet, mobilier, élément déplaçable, quel qu’il soit, présent dans ces pièces annexes, se retrouve évacué vers les salles d’exposition.

Eric Hattan accumule et empile en un désordre formellement maîtrisé ces objets hétéroclites. Il remplit les creux et les vides, ouvertures de fenêtre, passages d’une salle à l’autre, de façon à redessiner l’espace sans s’écarter de sa forme originale, mais plutôt la révéler ou la prolonger. Ainsi, même à travers une quantité aussi importantes de choses déplacées et présentes tout autour du spectateur, Eric Hattan parvient à réduire son intervention au minimum. Il impose moins une forme qu’il ne se plie à l’architecture du lieu.
Plongé à l’intérieur de ce vaste empilement d’objets du quotidien, on est amené à penser au Merzbau de Kurt Schwitters qui, à partir de 1923, récupérait tous types d’objets, de matériaux, de rebus trouvés dans la rue, puis qui les accumulait à l’intérieur de sa maison à Hanovre jusqu’à le remodeler complètement et créer une sculpture monumentale et évolutive.
A la différence près, outre le fait que les matériaux étaient alors amenés de l’extérieur, que Schwitters repeignait toutes ses accumulations en blanc, marquant ainsi son appropriation et leur changement de statut, de matière première à sculpture, et donc à Å“uvre d’art.
Dans le cas d’Eric Hattan chaque objet est laissé tel quel dans sa nudité la plus triviale, la cafetière et le fauteuil restent une cafetière et un fauteuil. Le lieu d’exposition du fait même de son statut se charge de dire que nous sommes face à de l’art.

Ici une transposition est effectuée de l’espace privé vers l’espace public. Le domaine privé est nié et son contenu mis en lumière. En s’appropriant le temps de l’exposition tous ces objets qui ne lui appartiennent pas, l’artiste devient une sorte de squatteur et met le spectateur dans la position du voyeur, invité à observer toutes ces choses qu’il n’est pas censé voir.

Ces empilements compacts évoquent forcément la surenchère et nous renvoient à nos propres possessions. Il n’est pas rare de s’étonner lors d’un déménagement devant la quantité d’affaires, une fois toutes réunies, que l’on a pu accumuler dans un lieu, et qui constitue un petit monde en soi, qui nous définit presque.

Ce rapport à l’accumulation et à l’aspect matériel, Eric Hattan l’illustre également dans une de ses vidéos ici présente, Spielzimmer, qui a été réalisée en 2008 lors d’une résidence en Islande. La caméra est fixe, posée au sol. L’action se déroule dans une pièce blanche et exiguë à l’étage d’une maison. L’artiste à genoux y a amené ce qui ressemble au premier abord à un tas de jouet éparpillé sur le sol, qu’il empile minutieusement, tour à tour par terre et sur le rebord d’une fenêtre. Il ne s’agit en fait pas de jouets mais d’emballages, détritus divers qui sont le fruit de sa consommation quotidienne durant la résidence.

La vidéo est très présente dans le travail d’Eric Hattan. Durant les premières années, la caméra n’était là que pour enregistrer les diverses actions, posée fixement, simplement pour garder une trace de ses gestes et pouvoir les présenter ultérieurement au public. C’est le cas pour Fenêtre sur cour tourné à Neuchâtel en 1997. A l’intérieur du lieu d’exposition, debout sur un escabeau et munie d’une scie, il s’attaque à une cimaise de plâtre afin de faire apparaître une fenêtre précédemment recouverte.

De la même manière, la vidéo B-movie a été filmée à la Kunsthalle de Bâle en 2002. Invité à concevoir son exposition, Eric Hattan s’est fait prêter les clés du lieu pour la nuit afin de travailler sur place. Le lendemain, le directeur a pu découvrir probablement avec étonnement que là où se trouvait auparavant un mur de plaquo entre son bureau et l’espace d’exposition, apparaissait désormais un trou béant assez grand pour qu’un corps puisse le traverser.
La caméra a immortalisé cette action d’Eric Hattan, à genoux en train de détruire petit à petit ce mur qui n’existait pas dans le bâtiment originel, redessinant ainsi l’espace en le rendant à son état antérieur. Encore une fois le geste est primordial et l’Å“uvre prend forme par soustraction.

Au fil des années la vidéo va devenir, au-delà de sa capacité documentaire, le véritable prolongement du regard d’Eric Hattan. En témoigne la performance effectuée à l’étage lors du vernissage à La BF15. La caméra au poing toujours en mouvement, il s’est lancé dans l’exploration méthodique de certaines pièces précédemment vidées, suivant lentement chaque surface et recoin si près des objets que, toute perspective étant ainsi abolie, le spectateur perd ses repères mais n’en reste pas moins envouté par ces images presque psychédéliques. Tout au long de ses soixante minutes, cette vidéo intitulée Brumes de Lyon illustre bien la force de réenchantement du regard d’Eric Hattan, qui d’une pièce vide tire un voyage visuel saisissant.

Au final le titre de l’exposition et de l’Å“uvre principale, Les Poissons, selon l’arrivage du jour, annonce avec justesse la part d’imprévu inhérente à la pratique d’Eric Hattan. Cette fascination pour le presque insignifiant est séduisante par sa simplicité, son antinomie avec la société ultra-spectaculaire qui l’entoure. Mais sa position reste fragile, sur la limite presque invisible qui sépare l’art de l’ordinaire. S’intéresser à l’existant le plus banal sans rien y ajouter d’autre que son regard décalé, c’est prendre le risque d’en devenir le miroir sans parvenir à transfigurer les situations et les choses. A chacun d’en juger.

Å’uvres
— Eric Hattan, Les Poissons, selon l’arrivage du jour, 2011. Installation dans tout l’espace
— Eric Hattan, B-movie, 2002. Vidéo 10’ 53’’
— Eric Hattan, Spielzimmer, 2008. Vidéo 61’
— Eric Hattan, Fenêtre sur cour, 1997. Vidéo 88’ 20’’
— Eric Hattan, Brumes de Lyon, 2011. Performance/Vidéo, 60’

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