Organisé en triptyque, chaque élément de la pièce est à la fois une entité en soi et un passage vers la danse d’après. Un texte, comme une voix off, introduit chacune d’elle. Il nous parle de l’effroi du monde, des égarements, des formes d’intolérance qui réduisent les actes à leur jugement. La danse de Daniel Dobbels n’est ni une illustration de ces peurs, ni une dénonciation, elle ne tente pas d’en analyser les causes et les effets. Les corps ne subissent pas, ils résistent de la plus fine des manières, sans cri, sans heurt, sans hystérie.
Le premier trio se joue dans un carré bordé d’épaisses bandes blanches. Les lignes de bras, les tensions intérieures que dénote une cassure de rythme, les poings jetés viennent y inscrire leur empreinte. Pris dans le tourbillon de la Symphonie n°5 en do dièse mineur de Gustav Mahler, le temps de la danse n’en reste pas moins apaisé.
Et pourtant une force se dégage, les danseurs font front. En créant des plans infranchissables, en multipliant les épaisseurs, en s’épaulant, une puissance commune remonte du sous-sol, là où prend naissance le geste. Jamais l’un des interprètes ne réduira le geste d’un autre ou ne viendra imposer son pouvoir. Ici, c’est l’unité qui crée la singularité. Face à la musique monumentale, la danse se fait discrète, non pas que les gestes peinent à s’esquisser. Au contraire, ils s’incarnent dans leur temps et leur nécessité propre et affirment l’évidence des mondes intérieurs partagés.
Dans le duo d’hommes formant le deuxième acte, l’attention portée à chaque contact — qu’il soit appuyé, frôlé ou bien encore rêvé — autant qu’à chaque écart ou prise de recul, rend particulièrement palpable la densité et la dilatation des espaces autour des corps. Et bien loin d’y faire figurer les topiques du désir, il règne, au cœur de cette relation masculine dansée, une sensualité complexe, vibrante, sensible mais non exhibée.
Si ce duo est une respiration de la chair, le quintette en revanche est d’un tout autre souffle. Sur les sons distordus de Portishead et de Jimi Hendrix (Voodoo Chile), les danses semblent encerclées par les flammes: le sol est brulant, les corps tremblants, les têtes comme écrasées par un toit de pierre. Chaque monde intérieur s’y révèle, happé par un vertige hors de contrôle.
Les plus courts chemins… font étrangement écho à une précédente pièce du chorégraphe: D’un jour à l’autre, conçue entre 2000 et 2002, où il convoquait, comme ici, la jouissance de «l’espace-entre» créé par les corps partenaires. Il creuse encore profondément dans ce lieu «sans terre» où siègent les forces sombres et dans lequel L’enfer, une autre pièce de 1987, nous plongeait déjà .
Mais bien plus qu’une réponse ou un retour à ces danses, la création de Daniel Dobbels, prise dans son contexte actuel, fait figure de manifeste parce qu’elle réaffirme les positions esthétiques du chorégraphe. Cette danse née de la virtualité des corps, refuge essentiel du langage où il devient possible de se toucher dans un rapport d’abstraction, sans autres affects que ceux d’inventer des mondes à travers le mouvement. Une danse qui doit pouvoir garder ses secrets pour se livrer véritablement.
— Chorégraphie: Daniel Dobbels
— Avec: Aurélie Berland, Marine Chesnais, Adrien Dantou, Carole Quettier, et Raphaël Soleilhavoup (Effectif réduit) ; Aurélie Berland, Adrien Dantou, et Carole Quettier (Les Revenants) ; Adrien Dantou et Raphaël Soleilhavoup (Être, à même)